Fenêtre d’Overton et liberté d’expression

« On ne peut plus rien dire » : voilà un constat que beaucoup de gens partagent sans arriver à le formuler plus précisément. On regarde ce qui nous faisait rire dans les années 80 ou dans les années 90 et on se dit, parfois amèrement, qu’effectivement, aujourd’hui ça serait impensable. D’où le succès des archives de l’INRA qui mettent en ligne tout un patrimoine tourné à un moment où la liberté d’expression semblait plus grande.

Alors que s’est il passé ?

Pour le dire tout de go : la fenêtre d’Overton s’est refermée.

Overton est un consultant américain qui avait formalisé sur un coin de présentation PowerPoint un concept qui s’avère particulièrement clair pour le sujet qui nous préoccupe.

On définit ainsi la fenêtre d’Overton comme étant l’ensemble des discours acceptables à un moment donné, pour une société donnée.

L’avantage de ce concept, c’est qu’il est dynamique : la fenêtre bouge régulièrement. Elle est plus ou moins large et varie le long d’un axe sur lequel on peut par exemple mettre l’ensemble des discours politiques, religieux, philosophiques, etc.

Ainsi ce qui était acceptable il y a quarante ans (et donc en plein milieu de la fenêtre d’Overton) peut avoir été progressivement rejeté en dehors de celle-ci. A l’inverse, quelque chose qui était inacceptable il y a un siècle peut désormais être considéré comme totalement normal.

(Notons qu’à ce stade on ne se prononce absolument pas sur la qualité des différents discours : on ne se pose pas là question de savoir si il est bien ou mal que tel ou tel discours soit sorti de la fenêtre d’Overton ou y soit entré.)

Ceci formalisé, arrive immédiatement la question : qu’est-ce qui fait bouger la fenêtre d’Overton ?

Réponse simple : l’évolution des mœurs. La société est en constante évolution. Elle s’adapte à de nouvelles données, elle produit de nouveaux discours, et en évacue d’autres. Rien que de très normal.

Dans nos sociétés démocratiques, on avait l’idée que la fenêtre devait être ouverte au maximum. Tous les discours devaient pouvoir s’exprimer dans la cité, et, par un jeu dialectique, s’affiner d’eux-mêmes. Le concept portait un nom : liberté d’expression, et on avait mis en place un certain nombre de mécanismes pour s’en assurer. Un principe constitutionnel (« nul ne peut être inquiété pour ses opinions »), la liberté de la presse, etc.

Mais l’affaire serait trop simple si on en restait là. Car ces nouvelles idées mises en place, certains ont très vite compris qu’il y avait là un pouvoir colossal. Celui qui maîtrise les battants de la fenêtre d’Overtone maîtrise en quelque sorte la société. Celui qui dirige le discours, dirige les consciences.

D’où un enjeu capital pour celui qui cherche l’hégémonie culturelle afin d’imposer ses vues. La bataille pour la fenêtre d’Overton est violente. Sa tactique principale ? Hurler sur toute personne qui produit un discours déviant. Voire lui taper dessus physiquement s’il persiste. Pour l’exemple.

On a compris quels étaient les rôles dans ce scénario à l’heure actuelle : l’extrême gauche pousse pour refermer la fenêtre, et les citoyens lambdas se retrouvent après des décennies de ce petit jeu, dans un système où « on ne peut plus rien dire ».

Et cela s’accompagne d’un tout un dispositif de grignotage des institutions qui permettaient la liberté d’expression : lois, encadrement des journaux via les subventions, pouvoir accru du CSA qui vient fixer la fenêtre d’Overton et qui s’assure que les médias audiovisuels restent dedans, censure sur les réseaux sociaux, etc.

Arrive alors la dernière question : comment reprendre la main ?

Il y a clairement un combat sur tous les points énoncés auparavant. Mais il y a également à mettre en place une contre-guérilla pour s’assurer que les limites de la fenêtre d’Overton soient les plus larges possibles. C’est le rôle des agents provocateurs : produire des discours qui sont juste un peu au-delà de la limite, voire, pour les plus courageux (où les plus inconscients) carrément en dehors.

Mais tout ça reste de la stratégie et de la tactique. La vraie question reste posée en amont : c’est celui de la destination. Quelle société sommes-nous ? Quelle société voulons-nous être ? Quelles sont nos valeurs ? Nos espoirs ? Nos tabous ? Quelles sont nos mœurs ? Nos coutumes ? Nos normes ? C’est tout cela qui peu à peu pose les jalons de ce qui est acceptable, ou pas, dans une société donnée, à un moment donné.

Nous vivons un moment de transition : la question est ouverte, béante, devant nous. Considérons nous que notre conception de la liberté d’expression en vaut encore la peine ? Ou a-t-elle montré ses limites ? Voulons-nous vivre dans une société où le langage est fortement régulé ? Ou allons-nous nous battre pour recouvrir la fenêtre d’Overton ? Tout est encore ouvert. Sauf la fenêtre d’Overton, qui elle, se referme de plus en plus.

Image : Unidentified Soviet photographer, Public domain, via Wikimedia Commons
On voit, de gauche à droite : Nikolai Antipov, Joseph Staline, Sergei Kirov et Nikolai Shvernik. Leur disparition progressive, via des retouches successives, correspond aux moments où ils tombèrent en disgrâce et furent tués.