Tocqueville était-il un sale type ?

Tocqueville était-il un sale type?

Michel Onfray, un de nos auteurs contemporains les plus prolixes, a consacré tout un ouvrage à cette question (Tocqueville et les Apaches, 2017). Sa thèse ? C’était un sale bonhomme. Il était proesclavage, progénocide, proraciste. Un vrai de vrai. Pourquoi est-il si bien vu ? D’après Onfray, c’est parce que dans les années cinquante, Aron le met en avant comme héraut anti-marxiste. D’un côté l’URSS, Marx et le communisme. De l’autre les USA, Tocqueville et le capitalisme. La dictature contre la liberté : voilà un clivage simple qui devrait parler aux gens.

Pour Onfray tout ça ne tient pas. Prenez De la démocratie en Amérique, le bréviaire de tous les apprentis démocrates. Personne ne l’a vraiment lu, clame-t-il, et, si on l’avait lu, on aurait relevé bon nombre de phrases scandaleuses.

« J’ai découvert un Tocqueville qui certes, critique l’esclavage, mais parce que l’esclave coûte plus cher à son propriétaire en nourriture, en logement, en frais de santé et de retraite, en charge de sa famille, qu’un ouvrier qui s’avère plus rentable… Est-ce le propos d’un ami des Noirs ? » (p. 17)

Ou bien :
« J’ai découvert un Tocqueville qui estimait que le massacre des Indiens obéissait aux lois de la Providence et qu’il en était ainsi, qu’il ne servait à rien de vouloir autre chose et autrement que ce qui advient. Qu’à l’heure où, repoussés par les colons européens par les armes, ils arriveraient à la Côte ouest, sur les rives du Pacifique, ils auraient disparu et qu’il fallait s’en faire froidement une raison. Est-ce le propos d’un ami des Indiens ? » (p. 17)

Et Michel Onfray de continuer sur d’autres sujets : l’Algérie, la révolution de 1848, etc. Moralité : Tocqueville est un sale type, donc son œuvre est du même niveau ; il est temps de déboulonner Tocqueville.

À lire Le Dernier des Apaches, on se demande dans quel pays vit Michel Onfray. On a l’impression d’un pays capitaliste pur jus, sans aucune trace de marxisme aucune, qui tiendrait Aron, et donc les Etats Unis et donc Tocqueville, comme un modèle, pire, comme une Bible. Il suffira de prendre n’importe quel journal, Figaro compris, pour évaluer la teneur de cette proposition. Il n’y a pas vraiment besoin de déboulonner Tocqueville : dans son pays natal, cela fait longtemps qu’il n’a pas été boulonné.

Un autre sujet paraît néanmoins plus pressant : faut-il juger un auteur selon les standards moraux de notre époque ?

La philosophie hébraïque amène un éclairage intéressant à ce sujet. Lorsque le livre de la Genèse introduit le personnage de Noé, il est dit à son propos : « Noé était un juste […] dans sa génération ». Pourquoi dire « dans sa génération » ? Poser qu’un homme vit dans sa génération est une tautologie, il doit y avoir plus. Les commentateurs expliquent que c’est une façon de dire que dans sa génération, c’était un homme juste, mais que dans une autre génération, il aurait été considéré bien différemment. Or quelle était la génération du déluge ? Une génération où régnait une corruption morale sans équivalent. Autrement dit : ce qu’il faut faire pour être un juste dans une telle génération pourrait être considéré comme un comportement normal dans une autre.

De là, on comprend que pour juger un homme du passé, il faut utiliser les critères de la moralité de son époque. Le juger avec les critères moraux de notre époque est injuste : si l’on nous jugeait à l’aune de critère de l’année 2221, nous aurions bien du mal à passer le test, d’autant que nous ne savons pas aujourd’hui ce qu’ils seront alors. Comment se comporter et rechercher le bien si l’on ne sait pas selon quels critères nous serons jugés ?

Même chose pour Tocqueville, qui doit être jugé pour l’homme qu’il était en son temps. Une époque où le colonialisme, et donc l’impérialisme, étaient la norme depuis des millénaires. Lui reprocher de ne pas en être, c’est se tromper d’époque. Si Tocqueville n’était pas décolonialiste, c’est peut-être parce qu’il ne vivait pas dans les années 2020.

Ceci étant dit, il y a une autre question sous cette question : faut-il juger une œuvre à l’aune de qui fut la personne ?

Il fut un temps où les grandes œuvres étaient anonymes, ce qui évacuait bien pratiquement la question. Le Moyen Age est plein de fabliaux, de contes et de mystères dont nous n’avons aucune idée de qui est leur auteur. Cela comporte un avantage et un inconvénient. L’avantage : la biographie de l’auteur ne vient pas encombrer notre lecture, et on peut lire le texte pour ce qu’il est. L’inconvénient ? Ça oblige à lire le texte.

Le Rav Abraham Kook, qui fut le premier grand rabbin ashkénaze d’Israël, et qui fut un figure majeure de la pensée juive du XXème siècle, dressait le portrait de l’écrivain idéal :

« Il est impossible pour la littérature israélite de réussir sans que l’âme des écrivains ne soit sanctifiée. Tout écrivain qui ne travaille pas à purifier son caractère, à cristalliser ses actes et ses pensées jusqu’à ce que son monde intérieur lui-même soit plein de lumière et de complétude, et qu’il la ressente à l’intérieur de lui-même, tout en ayant le soucis de compenser ses manques, d’être remplis d’une humilité mêlée de force et de tranquillité d’esprit, et en ayant un désir intellectuel et émotionnel intense de faire le bien et de se connaître, un désir exalté d’atteindre le pinacle de la pureté et de la sainteté, tant qu’il ne se tient pas à un tel niveau, il ne peut pas être réellement appelé un écrivain [sofer*]. »

Voilà le chemin. Mais de quel écrivain pourra-t-on dire qu’il était à ce niveau d’exigence spirituelle ? Le Rav Kook pose un idéal, un objectif. Il est optimiste, il sait que c’est l’endroit où l’on arrivera un jour. Un jour, mais en attendant, nous avons des auteurs qui sont limités dans leur personne. Ils font de leur mieux, et nous leur sommes gré de l’effort, et parfois du résultat. Mais à nouveau, vouloir juger un auteur sur sa personnalité est un piège : aucun n’est à la hauteur. Est-ce pour autant qu’il faut écarter complètement l’étude des lettres ?

Revenons à Tocqueville. Tocqueville était-il colonialiste ? Assurément. Avait-il une mauvaise opinion des Indiens, des Noirs, des ouvriers ou des Arabes (pour faire le parallèle avec le sous-titre de l’ouvrage d’Onfray) ? Sans conteste. Faut-il pour autant arrêter de le lire ? Certainement pas ! On ne lit pas de la Démocratie en Amérique pour prendre des leçons d’éthique. Ce qui nous intéresse en premier lieu, c’est de voir à quoi ressemblait cette grande expérience, le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, in situ, un demi-siècle après son commencement. Pour la première fois depuis longtemps, un peuple entier reprenait les affaires de la cité en main, s’était doté d’une constitution et cela semblait fonctionner. Quelles leçons en tirer ?

Relire Tocqueville donc, non pas parce qu’il était parfait, mais en dépit de son imperfection, parce que c’est là la condition humaine.

* En hébreu, le mot sofer signifie « celui qui écrit » et désigne donc à la fois le scribe et l’écrivain.

Image : Par Théodore Chassériau — [1], Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=87145391