D’où vient le sens ? Comment se fait-il qu’une série de borborygmes veuille soudain dire quelque chose ? Pourquoi un signifié plutôt que rien ?
C’est en grattant l’étymologie qu’on trouve parfois des explications surprenantes.
L’étymologie permet de plonger dans l’inconscient des langues. Elle permet de remonter vers leur origine, à un moment où le signe n’est pas encore divisé. Les langues anciennes, que l’on pourrait qualifier de traditionnelles, celles qui ne connaissaient pas l’écrit , ont cette capacité que les langues plus récentes semblent avoir perdu : les mots débordent de sens. Ils sont des portes vers des leçons sur la nature du monde qu’il convient d’ouvrir avec précaution.
Les langues modernes ont moins cette capacité. Les mots sont beaucoup plus conventionnels. A rose is a rose is a rose, dit le poète. Une rose est une rose est une rose. Un autre ajouta : a rose by any other name would smell as sweet.
Autrement dit une rose s’appelle une rose, mais c’est un hasard linguistique. Elle aurait tout aussi bien pu s’appeler pneu ou purin, et sentir tout aussi bon. (Bien sûr dans cet univers-là, on se mettrait de l’eau de pneu derrière les oreilles et, quand on détecterait une odeur inconvenante, on s’exclamerait que ça ne sent pas le purin).
L’étymologie est la clé pour remonter le temps. Elle permet de revenir vers le moment où le signifiant et le signifié ne sont pas liés de façon totalement arbitraire. Étudier l’étymologie, c’est immédiatement rentrer dans la métaphysique d’une langue donnée.
Mais l’étymologie est tout sauf une science, au sens moderne du mot. C’est un art délicat, un entre-deux du langage qu’il faut approcher avec un peu de modestie et beaucoup de poésie.
Revenons à notre question initiale. Quel est le sens du sens ? Qu’est-ce que les anciens ont à nous dire sur un sujet aussi abstrait ?
Commençons par le japonais, qui, en utilisant les caractères chinois, conserve cette capacité à dévoiler, souvent, le concret sous l’abstrait.
Sens se dit imi et s’écrit avec deux kanjis : 意味. Le premier signifie « idée », le second « goût ». Le sens, c’est donc le goût de l’idée ! Ou plus précisément, le sens est à l’idée, ce que le goût est à la nourriture. Quelque chose de consubstantiel, mais que seul un sujet peut découvrir en l’intégrant. Le sens est là, dans l’idée, mais nécessite d’être absorbé pour se révéler. Dans cette perspective , on peut lire en gourmet et construire sa bibliothèque comme un festin. Belle perspective.
Allons un tout petit peu plus loin dans cette étymologie : le mot i, idée (意), est composé de deux idéogrammes : oto (音), qui signifie « bruit » ou « son », et kokoro (心), qui signifie « cœur ». L’image n’est pas exactement la même qu’en français. Si dans les cultures occidentales modernes le cœur est le siège des sentiments, dans la culture chinoise classique il est le siège de l’intelligence autant que des émotions. Il est lieu de l’alchimie entre ces deux tendances qui forment l’être humain et qui se trouvent donc conjuguées en un même endroit. Dans cette perspective, l’idée, c’est le bruit, on pourrait dire le battement, produit par cet organe, qui cherche à harmoniser le cœur et la raison. L’idée n’est pas désincarnée, elle est tout a fait proche de nos tripes.
Continuons avec l’hébreu, dont le jeu sur les racines est une merveille pour l’esprit. Le mot sens se dit mashmaout (משמעות), de la racine shin-mem-ayin. Tout hébraïsant, aussi modeste soit-il, la connaît déjà : c’est la racine du mot שמע [shema] (écoute!), qui est le premier mot de la plus importante prière de la tradition juive.
Mashmaout, le sens, c’est donc en premier lieu l’écoute d’un mot. Il s’agit de l’approcher avec délicatesse et de faire un peu de vide en soi pour l’accueillir. Le sens ne peut advenir qu’à cette condition : il faut prêter l’oreille, car il n’est pas de l’ordre de l’évidence. Il n’est pas à la surface : il est en-deçà du langage immédiat. Mais c’est également l’écoute de la personne qui produit ce langage : son vouloir dire dépasse souvent son simple dire. Comme si le sens me débordait, comme si ce que je disais n’était toujours que la partie émergée : alors une écoute attentive permet de descendre peu à peu et de dévoiler le sens profond.
Pas étonnant, avec une telle étymologie, qu’il y ait autant de psys juifs ! Il faut d’ailleurs se souvenir que les thérapeutes étaient une secte qui se trouvait en Egypte et qui disait pouvoir soigner les maux du corps grâce au langage. De là à ce que le refondateur de la pratique explique que la base consistait, pour le patient, à s’allonger et à parler, et pour le praticien, à s’asseoir et à écouter, il n’y avait qu’un pas.
Terminons par notre langue et essayons de voir ce qu’il y a, en français, derrière le sens.
A un premier niveau, le mot est transparent : le sens, c’est la direction. Ce que je dis va quelque part ; toute la question est de savoir où ! A l’inverse le non-sens, c’est lorsque mes mots partent dans tous les sens, et ne vont nulle part : errance du sens et divagations de l’esprit.
Mais le mot a lui même une étymologie. Avant d’être une direction, le mot vient du latin sensus, du verbe sentire, sentir, au sens de perception. Le sens, c’est ce qui vient de nos sens. D’où une certaine immédiateté : dans cette perspective, le sens est immédiat. Il ne se cache pas, il est disponible à tout un chacun, pour peu qu’il ait les sens affûtés.
Conclusion : dans les trois cas, le sens est lié aux sens. Mais avec des modalités différentes : le goût en japonais, l’ouïe en hébreu, et tous simultanément en latin, et par là, en français. Différents sens pour approcher le sens, différentes modalités pour se saisir des mots, différentes métaphores pour dire son rapport au réel et à sa représentation, le langage.
Un avis sur « Le sens du sens (va-et-vient linguistique 2) »
Commentaires fermés