Est-ce que Dieu existe ?
C’est une question fondamentale, mais une question qu’on pose de moins en moins. Parce qu’elle est désormais du domaine du privé, de l’intime. Parce qu’elle semble dépassée. Parce qu’elle semble insoluble. Pour ces raisons et pour beaucoup d’autres, elle est désormais considérée, dans notre occident contemporaine comme un peu vulgaire ; au pire : déplacée.
Pourtant c’est une question fondamentale, qui oriente toutes les autres. Si Dieu existe, tout est différent. Et si Dieu n’existe pas, alors tout est vraiment différent.
Question banale, question fondamentale, mais surtout : question mal posée. C’est en faisant un détour par la méthodologie de la rectification des noms que nous allons voir qu’en réalité on ne sait pas vraiment ce que l’on demande lorsqu’on dit cela.
Le problème de cette question surgit lorsqu’on la pose en hébreu. C’est à travers la langue de la Bible que l’on se rend compte de l’incroyable simplification qu’elle pose, et donc, par contraste du travail sémantique qu’il faut faire pour essayer d’y répondre.
Que veut-on dire par « Dieu » ? La façon la plus simple est d’ouvrir une Bible, de chercher quelques versets avec le mot en question et de regarder quel est le mot hébreu qu’il traduit. Or tout hébraïsant distrait sera stupéfait de constater que Dieu traduit « Elohim », comme dans le premier verset de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (1).
Or qu’est-ce qu’Elohim ? C’est la dimension de création naturelle. C’est posé dès le premier verset : Elohim c’est celui qui fait surgir le monde. Plus tard les commentaires diront : c’est la nature. Pour reprendre le vocabulaire de Spinoza, c’est la nature naturante.
Est-ce que Elohim existe? En l’état de nos connaissances, la réponse semble clairement : oui. La nature existe, il suffit de regarder par la fenêtre. Et y a-t-il des forces à l’œuvre à travers la nature, qui la façonnent ? Un enfant de primaire le sait. Plus difficile : le monde vient-il de quelque part ? L’occident a pensé pendant très longtemps que le monde était éternel : depuis les années vingt on a changé d’opinion. Le monde provient d’un événement qu’on appelle le Big Bang. Cet événement a-t-il été déclenché par une force ? Il semblerait que oui. A la question est-ce que Dieu existe, si par Dieu on veut dire Elohim, la réponse est pratiquement immédiate : oui.
Mais tout hébraïsant, même amateur, sait que Elohim n’est pas vraiment le terme qu’on emploie quand on veut dire Dieu. Il y a un nom supérieur à Elohim, qui devient presque le nom propre de Dieu. Dans le texte biblique, il est écrit YHVH. Il n’était prononcé qu’une fois par an, le jour de Yom Kippour, par le grand prêtre, alors qu’il entrait dans le saint des saints. Or depuis la destruction du Temple, la tradition s’est perdue, et plus personne ne sait comment se prononce le mot. On a pris l’habitude de dire un autre mot à la place « Adonai », qui veut dire « mon seigneur ». Les gens religieux évitent même de le prononcer dans un contexte profane et disent à la place : « Hashem », ce qui signifie « le nom », dans le sens de « le nom par excellence ».
Reprenons notre question en nous demandant : est-ce que Dieu (Hashem) existe? Que signifie ce mot de quatre lettres ? Les commentaires nous expliquent que ce sont les permutations de il a vécu, il vit, il vivra. Autrement dit : c’est l’être, dans sa dimension d’éternité, d’où une traduction courante en français : l’Eternel. La dimension du tétragramme comme désignant l’être est renforcée par le fait qu’on lui substitue une expression qui veut dire « le nom ».
La raison n’est pas évidente pour un occidental qui vit dans une culture de l’écrit. Mais la tradition hébraïque n’est pas une culture de l’écrit : c’est une culture orale, où l’écrit vient après la parole (référons-nous à nouveau au premier chapitre de la genèse : c’est par la parole que Dieu crée le monde et tout ce qu’il contient). Or dans les cultures orales traditionnelles, il y a identité entre le mot et la chose. Dire, c’est faire exister.
A l’inverse, les cultures écrites considèrent que le lien entre le mot et ce qu’il désigne est arbitraire : le mot est comme une petite étiquette qu’on attache avec un mince fil à l’objet qu’on veut désigner. Un livre s’appelle livre en français, book en anglais, hon (本) en japonais, tout ça n’a pas beaucoup d’importance : il suffit de changer l’étiquette.
Les cultures orales voient les choses différemment. Le mot et l’objet désigné partagent une essence commune. D’où par exemple l’importance des tabous langagiers : dire c’est déjà faire exister le phénomène.
Le tétragramme, c’est donc l’être, mais l’être par excellence, l’être suprême en quelque sorte.
Revenons à notre question : l’être par excellence existe-t-il?
A nouveau, la réponse est presque dans la question une fois que l’on a bien cerné ce qu’on voulait dire par « être ». Le mot être en français, lorsqu’il est employé comme nom, désigne le plus haut niveau d’abstraction possible.
Qu’est-ce à dire ? Reprenons l’exemple du livre. Qu’est-ce qu’un livre ? C’est un objet sur lequel on écrit des choses et qu’on peut lire afin d’apprendre, de s’informer ou de se divertir. Mais qu’est-ce qu’un objet ? C’est une chose concrète que l’on peut toucher et déplacer. Alors qu’est-ce qu’une chose ? C’est un existant qui est inerte. Qu’est-ce qu’un existant ? Un être.
On est remonté en quelque sorte au sommet de la pyramide. Au niveau le plus abstrait, tout ce qui existe est un « être ». Alors comment appeler la somme de tout ces êtres ? « L’être ».
Voilà pourquoi nous disions que c’est un problème de définition. Demander si l’être existe, c’est poser une question circulaire, du style « est-ce que la roue roule » ou « est-ce que la table table? » Oui, par définition.
Alors c’est tout? L’existence de Dieu est prouvée par un petit jeu de langage? On a l’impression de rester sur sa faim. C’est que la question n’était pas très intéressante. Essayons de la rendre un peu plus intrigante, et de découvrir au passage ce que les gens ont réellement en tête lorsqu’ils demandent si Dieu existe, ou lorsqu’ils demandent s’il y a des preuves de l’existence de Dieu.
Revenons à nos moutons bibliques, puisque c’est là qu’est raconté la rencontre entre l’être humain et Dieu. Comment la Bible présente-t-elle Dieu ? Elle montre deux caractéristiques fondamentales : le Créateur du ciel et de la Terre (la dimension Elohim) et le Dieu qui intervient dans l’histoire (la dimension Hashem). D’où deux questions différentes : 1. Y a-t-il une force qui a créé le monde ? 2. Y a-t-il une force qui intervient dans l’histoire ?
Et questions subsidiaire : ces deux forces sont-elles distinctes ou est-ce la même force, sous des modalités différentes ?
A cette dernière question, la tradition hébraïque répond que oui : c’est le sens même du monothéisme. Mais elle va plus loin, en affirmant que c’est Hashem qui est Elohim. Autrement dit : le sens précède la science ; la dimension matérielle est le réceptacle de l’aventure du sens.
Et à ce stade du raisonnement, il faut poser une dernière question, qui est certainement la plus importante, et la plus difficile. C’est d’ailleurs celle qu’on pose en général réellement, celle qui se cache au fond de la question titre : cette force est-elle personnelle ?
En réalité, c’est ça que l’on demande, de façon parfois un peu confuse faute d’avoir le vocabulaire adéquat, lorsqu’on demande si Dieu existe. Ce Dieu qui intervient dans l’histoire et qui est le garant de la signification de l’histoire humaine, existe-t-il ?
C’est la même question, mais c’est déjà une autre question.
(1) Ce qui est une traduction plus que contestable, mais comme c’est celle que tout francophone a dans l’oreille, utilisons-la telle quelle pour les besoins de notre démonstration.