Confucius et la rectification des noms (1/2)

On trouve l’expression « rectification des noms » (正名) employée pour la première fois chez Confucius, dans les Entretiens, un ouvrage qui compile l’ensemble des maximes et des apophtegmes qui lui sont attribués.

Pour comprendre ce qu’il entend par rectification des noms, il nous faut nous plonger dans la contexte historique qui est celui de Maître Kong, le premier et le plus grand des sages chinois.

Notre histoire commence donc pendant la période des Printemps et des Automnes (-770, -481), dans la plaine du fleuve jaune, le cœur de la civilisation chinoise.

C’est une période trouble. La dynastie des Zhou, qui, jusque là, était à la tête du système féodal, a fini par tomber. Le territoire royal, dont les ressources sont épuisées, attaqué au nord et à l’ouest par des populations extérieures, ne tient plus le choc. A tel point qu’après l’assassinat du Roi You en – 771, son fils déménage la capitale vers l’est, à Chengzhou, où d’autres petits états lui restent fidèles.

Le système féodal qui, jusque là, plaçait le roi tout au sommet, et les ducs, en vassaux, à la tête des différentes provinces, s’effrite. Le roi de Zhou n’est plus que l’ombre d’un dirigeant : il doit constamment s’appuyer sur des armées extérieures pour sa sécurité, et ne règne plus réellement que sur un petit territoire.

Pendant cette période, le nombre de royaumes est en flux constant : à l’émiettement initial, se succèdent des périodes de conquêtes. Les anciens vassaux se sentent pousser des ailes. Bien que continuant à reconnaître l’autorité du roi, c’est un nouveau système qui se met en place, un système dans lequel la compétition pour le pouvoir est ouvert. Quatre royaumes principaux finissent par émerger et un jeu d’équilibre des forces se développe.

Au sein même de ces différentes entités, les dissensions grondent tout autant : les grandes familles de la noblesse cherchent à s’emparer du pouvoir et, lorsqu’elles n’arrivent pas à évincer le duc, elles s’arrogent tous les leviers du pouvoir et le laissent en place comme un fantôme impuissant.

La nostalgie de l’âge d’or des Zhou est grande, et certains rêvent du jour où l’on remettra de l’ordre dans le royaume et où le roi sera à un nouveau un véritable roi.

C’est à cette époque que vit Confucius. De son vrai nom Kong Qiu Zhongni (孔丘仲尼), il naît en 551 avant notre ère dans le royaume de Lu, un petit état situé en bordure du puissant royaume de Qi.

Son père, issue d’une famille noble déclassée en raison de la réorganisation du système politique, meurt peu de temps après sa naissance, et il est donc élevé par sa mère.

Très jeune, il s’intéresse aux rites : on le voit par exemple jouer avec des cubes comme s’il agissait d’objets rituels.

A dix-sept ans, sa mère décède. Le jeune Confucius fait alors des efforts considérables pour localiser la tombe de son père, dont il ignorait l’emplacement, afin que les parents soient enterrés ensemble.

Il se marie peu de temps après et très vite lui naît un fils : celui-ci aura un fils, qui aura un fils : l’arbre généalogique de Confucius est l’un des mieux préservé au monde. On compte au moins deux millions de personnes qui descendent de lui, et Kung Tsui-chang, le chef de famille actuel depuis 2009, est de la soixante dix-neuvième génération !

Revenons à Maître Kong. Jeune père de famille, il devient un petit fonctionnaire du royaume de Lu. Confucius occupe diverses fonctions mineures, mais réussit à chaque fois brillamment. On le nomme intendant : on admire la précision de ses comptes. On le nomme préposé au bétail : celui-ci ne s’est jamais aussi bien porté et les têtes se multiplient.

Toujours à cette période, il demande à partir au pays de Zhou, où se trouve l’empereur déchu, afin d’approfondir sa connaissance des rites. Selon l’historiographie, c’est là qu’il rencontre Lao Tseu, autre grand sage de l’époque, qui était responsable de la bibliothèque royale.

En le raccompagnant, ce dernier lui dit :

«  Celui qui est intelligent et qui est profond observateur est près de mourir, car il critique les hommes avec justesse ; celui dont l’esprit est très savant, ouvert et vaste, met en péril sa personne, car il dévoile les défauts des hommes ».

A son retour dans le pays de Lu, Confucius commence à avoir de nombreux disciples.

Dans les années qui suivent, la situation intérieure du pays se détériore. Le duc Zhao finit par perdre le pouvoir et par mourir en exil. A l’âge de trente-cinq ans, ne supportant plus la nouvelle donne, Confucius s’exile avec quelques uns de ses étudiants dans le pays de Qi.

Le royaume en question connaît des troubles similaires à ceux des royaumes voisins, pris dans la tourmente d’une féodalité en pleine décomposition depuis que son centre a éclaté.

Le duc Jing arrive à la fin de son règne. Son premier ministre Chen Qi s’est de facto arrogé le pouvoir, et la succession est en mauvaise voie. Pour avoir choisi de ne pas nommer son fils aîné comme héritier du duché, une guerre de succession entre les différents fils pointe à l’horizon.

C’est dans ces circonstances que le duc demande son opinion à Confucius, dont la réputation en tant d’administrateur et en tant que sage le précède, sur la manière de gouverner.

Confucius répond, laconique :

« Que le seigneur soit un véritable seigneur, que le ministre soit un véritable ministre, que le père soit un véritable père, que le fils soit un véritable fils. »

Après un moment de stupéfaction, le duc de Qi répond :

« Voilà qui est bien dit ! Si le seigneur n’est pas un véritable seigneur, le ministre un véritable ministre, le père un véritable père et le fils un véritable fils, comment pourrais-je être sûr de rien ? » (Entretiens, XII, 11)

Les choses sont claires : le chemin à parcourir pour redresser la situation est évident. Le duc doit se comporter en duc, et pour se faire, remettre le ministre à sa place. L’un règne, l’autre gouverne : chacun doit se conformer à sa fonction.

Non solum sed etiam : le duc, en tant que père doit se comporter comme tel : c’est son fils aîné qui doit lui succéder afin de garantir la légitimité du futur souverain et tuer dans l’œuf les révolutions de palais. Ceci fait, les fils, quant à eux, devront se comporter comme tels. Le fils aîné deviendra le futur souverain, et les puînés devront rentrer dans le rang.

Dans la bouche de Confucius, tout semble limpide.

Mais l’enthousiasme est de courte durée. Un conseiller de l’ombre ne voit pas ce petit fonctionnaire du royaume de Lu d’un bon œil.

Il murmure à l’oreille du duc de Qi.

« Les lettrés sont des sophistes qu’on ne peut prendre pour modèle et pour norme. Arrogants, et ne suivant que leurs propres opinions, on ne saurait leur faire diriger le peuple. » (Sema Tsien, Mémoires historiques, chapitre 47)

Un complot finit par s’ourdir contre maître Kong. Il en informa le duc, qui, las, lui répondit :

« Je suis vieux, je ne puis me servir de vous. » (Entretiens XVIII, 3)

Ce qui devait arriver au royaume de Qi arriva. Le duc de Qi ne suivit pas les conseils de Confucius. Il ne désigna pas de successeur clair, et le premier ministre Chen organisa son assassinat afin de s’emparer définitivement du pouvoir. Voilà ce qui arrivait lorsque le seigneur n’était pas un véritable seigneur.

Au-delà de l’intérêt historique de l’anecdote, le passage est connu pour être l’un des premiers exemples de la rectification des noms. L’expression n’est pas encore employée explicitement : avant d’être une théorie il d’abord une praxis. Les mots ont un sens, ils désignent des réalités tangibles, et il s’agit de s’y conformer si l’on veut que la voie du monde fonctionne.

Confucius remercié par le duc de Qi, revient au pays de Lu.

Et voilà qu’il retrouve une situation politique relativement similaire. Le clan le plus puissant sont les Ji. A la mort du duc Zhao, en exil, ils ont manoeuvré pour imposer le successeur. Au lieu de choisir l’héritier naturel du duc de Zhao, son fils, ils ont réussi à imposer le frère de Zhao, qui règne sous le nom de duc Ding.

Mais de la même manière que l’empereur Zhou ne règne plus que sur le papier, le duc de Ding est en réalité contrôlé par la famille Ji. Le premier biographe précise : « ainsi, dans le pays de Lu, depuis les grands officiers jusqu’aux fonctionnaires subalternes, tous s’arrogeaient des droits usurpés et s’éloignaient de la droite voie ». (Sima Tien, Mémoires historiques, ch. 47)

Confucius ne veut pas servir ce gouvernement-là, d’autant que pour lui, le seul pouvoir légitime serait celui du duc. Il se retire et se consacre à l’étude des classiques du temps passé, reflet de l’âge d’or des Zhou. Comme il aime le rappeler à ses disciples :

«Je ne créé rien de nouveau, je ne fais que transmettre l’enseignement des anciens (Entretiens VII, 1).»

Son école prospère, sa renommée grandit, et, bientôt, il sera appelé à de grandes fonctions.

(à suivre).

Image : Sardaka, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons