L’élection présidentielle française en cours a quelque chose de frappant : on voit une augmentation sensible de l’argument moral. Beaucoup de gens se drappent dans de grands principes et expliquent, en particulier sur les réseaux sociaux, pour qui ils refusent de voter absolument.
L’argument prend généralement la forme suivante : « le candidat X a dit Y, c’est inadmissible ; je ne voterai jamais pour lui. »
La première chose qu’on constate, c’est que ce genre d’arguments porte toujours sur les paroles du candidat, rarement sur ses actes. Dans notre monde saturé de réseaux sociaux et d’information, c’est le Tweet ou la photo Instagram qui comptent le plus.
La seconde chose, c’est que la personne qui tient ce genre de raisonnement ne voit la politique qu’à un mètre de distance. Il pourrait être un disciple de Protagoras : l’électeur est la mesure de toute chose. La question centrale tourne alors, pour les candidats, autour de la manière dont on peut flatter l’égo de ses électeurs potentiels et mettre en pétard les autres. Dans cette perspective, le fond n’est qu’une distraction passagère.
Se pose alors une question intéressante. Parce que du point de vue de l’électeur, il est évident que ses intérêts sectoriels pèsent pour beaucoup dans son choix. Et c’est même légitime : dans un système démocratique, c’est la question qui lui est posée à chaque élection. Qui voulez-vous pour vous représenter ?
Mais les mathématiques électorales viennent compliquer la chose. La somme des intérêts individuels fait-elle l’intérêt collectif ? Ou l’intérêt collectif est-il d’une autre nature et demanderait alors à l’électeur qu’il se posât une autre question ?
La question est un problème classique dans les systèmes parlementaires, qui ont la désagréable habitude de sortir régulièreemnt des alliances en contradiction avec les vœux de l’électorat. Voir par exemple la dernière élection israélienne, cas d’école où la droite est majoritaire dans le pays, mais où l’extrême gauche est dans la coalition au même titre que les islamistes, le tout dirigé par un premier ministre qui avait obtenu sept sièges, ce qui le faisait arriver en cinquième position.
Le plus marri de l’affaire est, paradoxalement, l’électeur du premier ministre en question, Naftali Bennett : ayant voté pour un parti qui se trouve à droite du Likoud, et donc de Netanyahou, il a le plaisir de voir que son candidat est devenu premier ministre, mais pour faire aussitôt alliance avec Avodah (gauche) et Meretz (extrême gauche). Et c’est d’autant plus paradoxal que les sondages montrent que, si il avait su que la coalition ressemblerait à ça, l’électeur de Bennett aurait en fait changé de vote pour lui préférer Netanyahou, qui du coup serait resté premier ministre, puisque son parti est arrivé en tête.
Les systèmes parlementaires résolvent parfois ce problème en donnant une prime majoritaire. Le parti arrivé premier reçoit plus de sièges proportionnellement, ce qui lui permet d’éviter les combines de partis, tout en élisant un parlement qui représente tout de même une grande diversité de tendances.
La France a trouvé un autre système, hérité du gaullisme, qui tenait en basse estime ces problèmes parlementaires : le système à deux tours, qui offre presque mécaniquement une majorité.
En dépit de ces différentes solutions, on a l’impression que les systèmes patinent partout. On pose une question aux peuples, ils votent, et la réponse semble ne pas correspondre à la réalité. Pire : quand elle correspond, elle n’est pas appliquée.
On a bien sûr en tête le référendum de 2005. Les Français à qui ont demandent si ils veulent une constitution pour l’Europe, ils répondent non, et on la leur refourgue quand même deux ans plus tard.
La question européenne est coutumière du fait. Voir les Néerlandais et les Irlandais à qui on a demandé de revoter, peut-être parce qu’ils n’avaient pas bien compris la question la première fois (1).
Le brexit fut un cas similaire : résultat clair, application repoussée pendant près de cinq ans, avec des rebondissements à n’en plus finir (2).
Idem pour l’élection américaine de 2020 : quelques mois après des résultats qui, bien que contestés, semblaient clairs, le président Biden est très bas dans les sondages et sa vice-présidente encore plus (3). Sans compter les vrais doutes sur les capacités intellectuelles du premier, et sur les compétences de la seconde.
Tout se passe comme si quelque chose, dans les systèmes démocratiques, n’embrayait plus tout à fait. On respecte les formes, on procède aux élections, mais les gens n’y croient plus tout à fait.
En France, le taux de participation est criant : mis à part l’élection présidentielle, les gens ne vont plus aux urnes (4).
Aux Etats Unis, la dernière élection présidentielle a laissé un goût amer à la moitié de l’électorat. Qu’il y ait eu des fraudes ou pas n’est même pas la question : le simple fait qu’un peu moins de la moitié d’un pays ait eu l’impression qu’on lui ait volé une élection n’augure rien de bon pour la suite. (5)
Tous ces exemples pointent un problème similaire : une sorte d’épuisement des systèmes politiques. Un peu comme si les machines se grippaient et n’arrivaient plus à remplir la fonction demandée. On suit les procédures, on respecte les formes, mais le résultat ne tient pas. Il est en contradiction avec l’intention de départ, où ne correspond pas à la réalité du moment. Un peu comme une addition qui trouverait que 1+1 fait 11 ou 42.
Le risque ? La perte de confiance progressive dans le système démocratique. Les électeurs américains accepteront d’avoir des doutes sur la sincérité du scrutin une fois, peut-être deux, mais au-delà ?
Les Français quant à eux ont fini par se lasser des élections : ils n’y vont plus (4). Ils savent que les gens pour qui ils votent ont de moins en moins de pouvoir, que les institutions ne fonctionnent plus et que les élus se fichent de leur opinion.
Alors l’électeur se focalise sur des questions secondaires. Qu’a dit tel candidat dans un livre qu’il a écrit il y a quinze ans, dans une phrase sortie de son contexte ? Qui sont les membres de la famille de tel autre ? Quel style de col roulé porte un troisième ?
Le monde occidental continue à fonctionner de façon démocratique, mais tout se passe comme si une lente brume l’envahissait. Elle s’infiltre partout, elle recouvre tout, elle enraye tout. Qui sait à quoi vont ressembler ces pays lorsqu’elle finira par passer ?
(1) L’Irlande fut le seul pays de l’Union à organiser un référendum sur le traité de Lisbonne, venu pallier la constitution de 2005 qui avait été rejetée. Ils votèrent non à 53,2 % en 2008 ; il durent à nouveau voter en 2009, et acceptèrent cette fois avec 67,1 %.
Ce n’était pas la première fois que cela se passait ainsi : en 2001, les électeurs irlandais avaient rejeté le traité de Nice à 53,9%, pour l’adopter lors d’un nouveau vote en 2002 avec 62,9 %.
Quant aux Pays Bas, le référendum soumis deux fois portait sur un accord d’association entre l’Ukraine et l’Union Européenne. Rejeté en 2016 par 61,59% des électeurs, mais accepté par un vote des deux chambres du parlement l’année suivante.
(2) 2016 : 51,89 % en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne
(3) Au 4 janvier, soit presque un an après le début de son mandat, il était au plus bas avec 56 % d’opinions défavorables. Voir https://www.msn.com/en-us/news/politics/bidens-disapproval-now-hits-a-record-high-of-56percent/ar-AASr1xw pour ce chiffre précis et https://graphics.reuters.com/USA-BIDEN/POLL/nmopagnqapa/ pour une évolution de sa courbe de popularité.
(4) Dernières législatives (2017) : 48,70 % et 42,64 %
Dernières municipales (2020) : 44,6 % et 41,86 %
(5) Selon un sondage de 2022, à la question « pensez-vous que Joe Biden a légitimement gagné l’élection présidentielle de 2020? » 42% des personnes intérrogées répondent « non » ou « je ne suis pas sûr ». Pire, 47% des sondés disent « j’ai perdu foi dans la démocratie américaine » (37%) ou « je n’ai jamais eu fois dans la démocratie américaine » (10%)
voir l’étude détaillée sur https://www.surveymonkey.com/curiosity/axios-january-6-revisited/
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