Proust en un an

C’est l’un des plus grands romans de tous les temps. Une oeuvre que tout le monde cite, mais que peu ont lu. Une somme qui semble aborder tous les sujets et avoir quelque chose à dire sur toutes les grandes questions de la vie humaine.

Ce livre, c’est A la Recherche du Temps perdu, de Marcel Proust.

On y parle de peinture, de musique, d’architecture, de thé, de pâtisseries, de lanternes magiques, de la famille, de la haute société parisienne, de l’affaire Dreyfus, de vacances en Normandie, de salons littéraires à Paris, et tout ça seulement dans le premier chapitre. C’est un tourbillon qui semble embrasser tous les sujets.

C’est l’un des plus grands romans de tous les temps, mais c’est également l’un des plus longs : un peu plus d’un million deux cent mille mots (1). Si on écrivait tout le livre sur une seule ligne, elle ferait plus de dix kilomètres ! (2)

Au lieu de cela, il est édité de multiples façons. Il est composé de sept volumes, qui sont parfois découpés ou regroupés en fonction des éditeurs et des époques.

En ce qui me concerne, la recherche a longtemps été un livre qui se trouvait sur l’étagère « à lire, un jour ». Et voilà que pour mes quarante ans, ma famille m’a offert l’édition intégrale, dans la version Pléiade. Quatre volumes avec la tranche dorée à l’or fin, dans un joli coffret.

Il allait maintenant s’agir de s’y atteler.

J’ai proposé à ma femme que nous le lisions en simultané, chacun dans notre langue maternelle. Moi dans la langue de Molière, elle dans la langue de Shakespeare. (Elle avait acheté l’édition Moncrieff avant notre départ des Etats Unis, dans une libraire d’occasion située dans un entrepôt près de Washington et qui dit avoir plus de cent cinq mille volumes à disposition).

Pour arriver à naviguer dans le flot des mots, nous avons décidé de découper le texte en petites unités d’une soixantaine de pages chacune et de lire chaque semaine la même section. A ce rythme là, nous finirons la Recherche en à peu près un an.

Et pour nous accompagner le long de cette aventure, nous avons également décidé d’enregistrer un podcast chaque semaine, et pour ma part, de tenir la chronique écrite de ma lecture. Ainsi, nos enfants, petits-enfants et descendants, auront un document sur l’année où nous avons lu Proust.

Commençons sans plus tarder.

On se sent un peu intimidé en ouvrant le livre. Le style est un peu difficile, les thèmes sont foisonnants, l’intrigue est souvent ténue. Il y a de quoi se décourager après quelques dizaines de pages. D’où l’intérêt d’avoir quelques points de repères afin de ne pas s’égarer. La plupart des lecteurs abandonnent trop près du but, sans avoir pu réellement discerner l’intérêt de l’ouvrage.

Pour commencer, il faut dire ce que n’est pas la Recherche : ça n’est pas une autobiographie de Proust. Proust s’est bien évidement inspiré de sa vie, de ses expériences, des gens et des lieux qu’il a fréquenté, mais tout cela n’est que le matériau de base d’une œuvre bien plus large.

Il faut d’ailleurs noter que le narrateur ne donne pratiquement jamais son nom. Il dit tout simplement « je ». Et lorsqu’il s’agit de dire comment il s’appelle, il emploie une formule pour la moins étrange :

« Elle retrouvait la parole, elle disait : « Mon » ou « Mon chéri », suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel »  » (in La Prisonnière).

Il existe toute une partie de la proustologie qui consiste à identifier les sources. Quelle personne réelle a servi de modèle à tel personnage de fiction ? A quel lieu pensait Proust en écrivait quelle scène ? Etc.

C’est fort intéressant, mais cela constitue un niveau plus avancé que celui d’une première lecture.

Deuxièmement, quelques mots sur le style.

Mon grand-père, qui était un véritable homme de lettres, m’avait toujours mis en garde. Quand on lit Proust il faut avoir un bon souffle, parce qu’on ne sait jamais quand va se terminer la phrase. Dans quelques lignes ? Dans quelques pages ? Qui sait.

A ce sujet, Mark Twain, avait déjà dit : « [les Français] embrouillent toujours tout au point que lorsqu’on commence une phrase, on ne sait jamais si on va en sortir vivant ou pas. » (3)

Il s’y connaissait d’ailleurs en phrases longues, qu’il employait souvent dans un but comique. Un lecteur patient, armé d’un algorithme adapté, a détecté que la phrase la plus longue qu’on trouvait dans le corpus de Mark Twain contenait six cent neuf mots ! L’équivalent d’un billet dans un quotidien.

Mais qu’en est-il de la phrase proustienne ? Est-elle si longue que ça ?

Selon une étude d’Etienne Brunet, on compte 22,23 pour Chateaubriand, 27,71 mots en moyenne pour Rousseau dans l’Emile, et 31 pour Proust. Chacun jugera. (4)

On pourrait tout de même faire remarque que la moyenne n’est pas la médian et qu’on aimerait également connaître l’écart type. Car des phrases interminables, il y en a bien chez Proust. La plus longue ayant été identifiée fait huit cent cinquante six mots et se trouve dans le volume 4, Sodome et Gomorrhe. (5)

Il y a effectivement un rythme proustien dans lequel il faut s’installer. On aurait aimé à ce sujet disposer d’un enregistrement de l’auteur. Alors qu’il est décédé en 1922, on n’a malheureusement aucun enregistrement audio qui nous permettrait d’entendre sa voix, encore moins de savoir comment lui lisait la Recherche à voix haute.

On a cependant retrouvé un film où on l’aperçoit brièvement, ce qui mit en émois la communauté proustienne.(6)

Troisièmement : pourquoi la Recherche est tenue en si haute estime ? Qu’est-ce qui en fait un classique ?

Prenons le standard fixé par Milan Kundera dans son ouvrage L’art du Roman. (7)

Pour Kundera, « le roman [découvre], à sa propre façon, par sa propre logique, les différents aspects de l’existence. » Mieux : « Broch répétait : découvrir ce que seul un roman peut découvrir, c’est la seule raison d’être d’un roman. Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu’alors inconnue de l’existence est immoral. La connaissance est la seule morale du roman. »

Autrement dit, les grands romans sont des grands moments de dévoilement. Ils s’emparent du réel, et lèvent le voile qui le recouvre pour nous le montrer dans sa plus grande nudité. Ou peut-être brisent-ils les écailles qui sont sur nos yeux et qui nous empêchent de voir le monde tel qu’il est, et de lui préférer une projection qui correspond à ce qu’on aimerait qu’il fût ?

Si la Recherche est un si grand roman, alors nous ne pouvons que nous attendre à une chose : une rééducation de notre regard, une manière différente de comprendre le monde, une révélation que seul le roman est capable de nous donner.

C’est l’hypothèse de départ ; nous avons un an pour l’explorer.

Pour ceux qui veulent nous suivre, le plan de lecture pour le premier volume est disponible ici.

Notes

(1) Très exactement 1 231 972 mots selon l’excellent Proustnomics.
(2) L’article Distance et durée de la Recherche, sur le site Proustonomics, détaille les calculs et donne d’autres données intéressantes.
(3) Mark Twain, The Jumping Frog in English, then in French, then clawed back into civilized language once more by patient unremunerated toil, Dover Publication (1903).
(4) La Phrase de Proust. Longueur et rythme, Etienne Brunet, Travaux du cercle linguistique de Nice, 1981, pp.97-117. Disponible sur https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01438683/document
(5) La phrase la plus longue chez Proust : https://proust-personnages.fr/extraits-2/phrase-la-plus-longue/
(6) Un spectre passa : article sur le film où l’on aperçoit Marcel Proust
https://classiques-garnier.com/editions-bulletins/MarcelProust.pdf?utm_source=sendinblue&utm_campaign=Une_dcouverte_exceptionnelle__1904_Marcel_Proust_film&utm_medium=email
(7) Milan Kundera, L’Art du roman, Folio. Les citations sont extraites de la première partie : l’héritage décrié de Cervantès.

Image : Morn, Public domain, via Wikimedia Commons