Le plus un fatal

Une de mes amies a, dans son hall d’entrée, un grand tableau qui doit faire cinquante par cent centimètres. C’est une œuvre non-figurative, pleine de formes géométriques et de couleurs vives, un tableau saisissant qui interpelle tous les visiteurs.

L’amie en question est très fière de deux choses. D’abord de dire que le tableau est une œuvre de son petit-fils. Ensuite d’ajouter, qu’à l’époque, il avait seulement cinq ans.

Comment un enfant de cinq ans peut produire un tableau aussi percutant et plein de vie ? La maîtresse avait donné le secret : tous les enfants peuvent faire de belles choses ; le tout est de savoir quand leur enlever le dessin des mains.

Passé un certain stade, ils continuent à ajouter, à ajouter, à ajouter, et chaque coup de pinceau supplémentaire devient un coup de poignard de trop.

Ce phénomène n’est limité ni aux œuvre d’arts ni aux enfants de cinq ans. A le chercher un peu, on le trouve très souvent. Il est par exemple criant dans le domaine informatique.

Un nouveau logiciel ou un nouveau système arrive. Très vite, il est mis à jour, il est amélioré, on sort une nouvelle version, et voilà qu’on arrive à un optimum : pour la fonction qu’on attend de lui, pour l’utilisateur ciblé, on a créé le produit idéal. Pourtant, on ne s’arrête pas : une nouvelle mise à jour arrive, mais c’est la mise à jour de trop, celle qui rend le produit un peu moins bon. Arrivent une suivante, une suivante, et une suivante, et voilà que le produit régresse de plus en plus.

Deux exemples que j’ai pu voir récemment :

Le premier concerne le moteur de recherche Google. A ses débuts, je l’utilisais pour rechercher la source précise d’une citation. Je mettais le texte de façon brute, je lançais Google, et je trouvais en général, sur les deux premières pages, la source réelle de la citation. Logique, étant donné que Google archive l’ensemble de l’Internet et qu’il peut ensuite lancer une recherche sur ce super-corpus. Mais l’algorithme a évolué, évolué, évolué : et aujourd’hui, lorsque je cherche une citation, je tombe uniquement sur des sites entièrement consacrés aux citations, qui sont toujours des tombeaux de mots mal référencés etde citations souvent inventées, incomplètes ou mal attribuées.

Deuxième exemple avec mon service de messagerie. Pendant longtemps il était d’une efficacité redoutable : il était rapide et on pouvait facilement retrouver un courriel grâce à la barre de recherche. J’aurais du mal à identifier le moment où ça c’est dégradé, mais maintenant il est très lent, et incapable de trouver le moindre email, même quand je tape des mots clés dont je suis absolument certain.

Ce schéma ne s’applique pas qu’à des produits informatiques, dont la notion de mise à jour permanente précipite le phénomène. On le trouve également dans la vie réelle. Voir par exemple les systèmes bureaucratiques qui parfois fonctionnent bien, et qui se trouvent remplacés par d’autres, moins efficaces. Ou les changements de constitution, auxquelles on ajoute des amendements qui les rendent, in fine, moins démocratiques. Ou les maires aux grandes idées qui veulent faire des travaux dans une ville déjà sublime et qui ne font que l’enlaidir à chaque coup de pelleteuse.

A chaque fois le problème est le même : on rajoute une nouvelle unité qui se révèle fatale. Au lieu de faire progresser le système, elle le fait régresser. De la même manière qu’il faut retirer le tableau à l’enfant apprenti peintre avant qu’il ne mette le coup de pinceau fatal, il faudrait retirer les codes sources aux développeurs avant qu’ils n’y ajoutent la mise à jour de trop, et aux législateurs la possibilité d’amender avant qu’on n’ajoute le changement de trop.

La raison de ce comportement ? Une mauvaise conception du progrès. Cette vision du progrès l’envisage comme une courbe qui monte de façon permanente. Chaque nouvelle mise à jour fait progresser la courbe vers le haut, nécessairement, presque magiquement. En réalité, certains progrès ne sont pas des courbes ascendantes : ce sont des cloches. Elles montent, se développent, atteignent un optimum, et redescendent ensuite nécessairement.

Reconnaître ce schéma fondamental permet de s’en prémunir. Car dès lors que l’on a repéré un optimum (une adéquation presque miraculeuse entre l’offre et la demande) il n’y a rien d’autre à faire que s’assurer que plus personne n’y touche fondamentalement et ne plus s’occuper que de la maintenance. Un peu de peinture de temps en temps et quelques tours de clé pour resserrer les boulons.

Comme toujours, la sagesse populaire connaît ce phénomène et l’a résumé en un adage dont on ferait bien de se souvenir un peu plus souvent : « le mieux est l’ennemi du bien ». Dans cette perspective, le bien est le sommet de la courbe, le mieux, tout ce qui vient après.

Ayons l’humilité de retirer les pinceaux à l’enfant qui est en nous à chaque fois qu’il a accompli son travail.

Image : NASA, ESA, and the Hubble Heritage (STScI/AURA)-ESA/Hubble Collaboration, Public domain, via Wikimedia Commons