Pour quelques tomates de plus

Il y a des mots qu’on croit comprendre : on les utilise tous les jours, on les entend régulièrement, on les fréquente presque depuis qu’on sait parler. Ils paraissent d’une banalité complète. Et pourtant, à les interroger un peu, on se rend compte rapidement qu’on ne sait pas exactement de quoi il s’agit. On en a une image approximative, une sorte de diapositive un peu floue qui flotte quelque part dans notre langue. Mais dès qu’on y amène un peu de raison, dès qu’on essaye de le cerner précisément, il semble s’envoler comme un petit feu follet.

C’est le cas de « quelques », lorsqu’il est un adjectif pluriel.

A priori, rien que de bien étrange : quelques désigne une quantité indéterminée. Quelques tomates, c’est un certain nombre de tomates. Quelques livres, c’est un certain nombre de livres. Quelques grains de sable, c’est… vous aurez compris le mécanisme.

On peut néanmoins se demander : à partir de combien dit-on « quelques » ? Généralement, la réponse immédiate est « à partir de deux ». Logique : quelques est un pluriel, et le pluriel commence à deux.

Mais voilà qu’on atteint la limite où commence l’étonnement. Peut-on réellement dire quelque pour deux ? Est-ce réellement ainsi qu’on utilise le mot ?

Imaginez la situation suivante : vous êtes en train de cuisiner et vous demandez à quelqu’un :

– Va me chercher quelques tomates dans le jardin.

La personne y va aussitôt et revient quelques minutes plus tard avec… deux tomates.

Est-ce vraiment ce à quoi vous vous attendiez ? Probablement pas. Vous considéreriez que deux, c’est un peu juste. D’autant que si vous aviez voulu deux tomates exactement, vous n’auriez pas dit « quelques tomates », mais « deux tomates ».

Visiblement, on ne commence pas à dire quelques à partir de deux comme on le croyait initialement.

Augmentons alors la quantité. Trois ?

Reprenons la même historiette. La cuisine, le potager, le retour avec les tomates, et seulement trois dans le panier.

On trouvera qu’effectivement, techniquement c’est quelques, mais ça ne fait pas assez. Ce qui veut dire qu’on a commencé à entrer dans la zone sémantique qui nous intéresse. Deux en exclu, trois n’y est pas à tout à fait.

Alors combien ? A partir de quel moment considèrera-t-on que c’est « quelques » ?

Tournons-nous vers le dictionnaire pour voir ce qu’on nous propose.

Littré (définition 3) : « un petit nombre, une petite quantité. Il en coûtera quelques écus. »

Le grand dictionnaire classique du dix-neuvième serait d’accord avec notre idée que deux ou trois devraient y être inclus. Mais il reste dans le vague tout de même.

Académie française (définition I,2 dans la 9ème édition, la plus à jour): « Au pluriel. Un nombre indéterminé et peu considérable de. Quelques écrivains ont traité ce sujet. Il ne vous en coûtera que quelques centaines d’euros. Ils sont partis quelques jours pour Venise. Les quelques arguments qu’il a donnés n’ont convaincu personne. »

Larousse (1959) : « exprime une quantité, une durée, une valeur, un degré indéterminé ».

Petit Robert (1993) : « un petit nombre, un certain nombre ».

Trésor Langue Française : « Marque la pluralité indéterminée ».

Nous voilà guère avancés. Toutes les sources semblent s’accorder sur le fait que c’est une petite quantité et que c’est une quantité indéterminée. Ce qui soulève d’ailleurs une objection évidente : si c’est indéterminé par définition, pourquoi vouloir chercher un nombre précis à partir duquel le mot s’appliquerait ? Non sequitur.

Ce à quoi on peut rétorquer que c’est justement tout le problème de ce mot : on voit à l’usage qu’il y a une zone en deçà de laquelle le locuteur n’a pas envie de descendre (3). Or trois est bien un nombre déterminé. De même, tous les locuteurs francophones seraient d’accord pour dire que cinq tomates, c’est bien « quelques tomates ». Or cinq est, lui aussi, un nombre déterminé ! Preuve que la définition n’est pas assez précise.

Ce qui nous ramène à ce que nous disions initialement : c’est le genre de mot dont on sait à peu près ce qu’il veut dire, mais dont on n’arrive pas à dire exactement ce qu’il signifie. Entre l’approximation et l’exactitude, semble se dessiner un monde sémantique que même nos dictionnaires les plus réputés n’arrivent pas à combler.

Revenons à nos tomates.

Imaginons qu’au lieu de demander à quelqu’un d’aller les chercher, nous les trouvions sur la table, déjà ramassées, dans un de ces jolis paniers en osier qui craquent lorsqu’on les soulève.

On s’approche, on se penche, et on regarde le contenu. Des tomates ! Bien rouges, bien mûres, des tomates dont le parfum des tiges fraîchement cassées monte doucement et évoque le soleil de juillet et la poussière du jardin.

Combien y en a-t-il ?

Deux ? Trois ? Quatre ? Autant de chiffres facile à dénombrer d’un seul coup d’œil, tant ils s’organisent naturellement en une forme géométrique aisément identifiable.

Cinq, six, sept ? Cela commence à être un peu plus difficile à repérer d’un seul coup d’œil. A moins qu’elles ne soient organisées en deux formes aisément reconnaissables, il faut compter.

Voilà qu’on peut commencer à dire « quelques ». Le chaos s’installe dans la géométrie et on passe du nombre défini au nombre indéfini. Peut-être tenons-nous là la clé ?

Prenons un autre exemple. Imaginons qu’on mette de la menue monnaie sur la table. Deux pièces ? Ce n’est pas quelques pièces, c’est deux pièces. Trois ? Idem. Quatre ? Toujours pas. Cinq ? A moins qu’elles ne se chevauchent, on hésitera à dire quelques.

Mais dix ? Assurément, car il est presque impossible de dénombrer dix d’un coup. Nous voilà entré dans le domaine de l’indéfini. Combien de pièces sur la table ? Quelques-unes. Pourquoi ? Parce que je n’ai pas la possibilité de les compter immédiatement. Il faudrait, pour cela, que je prisse une chaise, que je m’asseyasse et que je déterminasse patiemment le nombre de pièces.

C’est peut-être ce qui manquait à notre définition : la notion d’indéfini n’est pas une notion objective, mais une notion subjective. Elle dépend de la personne qui parle. Est-elle capable de dénombrer d’un seul coup ou pas ? En a-t-elle d’ailleurs le désir, ou l’intérêt ?

Si oui, alors le nombre ; si non, alors quelques.


Sources

Image : Alexandre Vialle, CC BY 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by/2.0, via Wikimedia Commons

https://www.littre.org/definition/quelque
https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9Q0170
http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=752066145;