Un ami m’a un jour posé l’énigme suivante :
Imaginez que vous êtes un Juif religieux en URSS au début du XXème siècle. Vous êtes arrêté par la Yevsektsiya, la police secrète qui s’occupe des Juifs, et vous êtes emprisonné. Vous avez néanmoins réussi à amadouer le responsable qui s’occupe de votre cas, et qui vous autorise à faire une prière dans l’année, une prière et une seule : celle de votre choix. Il vous donnera le livre de prière, le tallit, les teffilins si nécessaire, et il vous trouvera le minyan requis.
La question est la suivante : quelle prière choisissez-vous ?
Vous pouvez faire durer le suspense un petit peu, et réfléchir à haute voix avec votre interlocuteur.
Il n’y a pas vraiment de « bonne réponse » si vous considérez l’exercice comme une occasion de réfléchir à la manière dont vous hiérarchisez les temps de prière.
Mais il y a tout à fait une bonne réponse si vous suivez bien les données de l’énigme. Mon rabbin a trouvé immédiatement, et, dans la foulée, m’a posé une autre énigme de ce genre.
Marquons une petite pause avant de donner la réponse pour vous laisser le temps d’y réfléchir : vous êtes un Juif religieux, en prison pour au moins un an, et on vous donne la possibilité de ne faire qu’une prière ; laquelle choisissez-vous ?
La réponse ?
La prochaine.
Un Juif religieux prie au moins trois fois par jour (un peu plus les jours de fêtes) : en toute logique, la prière qu’il faut choisir est la suivante. Si vous avez déjà fait celle du matin, celle de l’après-midi. Si vous avez déjà fait celle de l’après-midi : celle du soir. Et ainsi de suite.
Pourquoi ? Parce que votre responsabilité ne porte que ce sur quoi vous pouvez agir. Et vu les circonstances, vous ne pouvez agir avec certitude que sur la prochaine. Si vous choisissez n’importe quelle autre (par exemple : la prière de Neila à la fin de Kippour, dans six mois), alors vous êtes responsable d’avoir sauté toutes les autres occasions entre maintenant et Kippour. Mais si vous faites la prière qui vient, ce qui se passe ensuite n’est plus votre responsabilité : c’est celle de vos geôliers qui vous empêchent de faire ce qui devrait être un comportement tout à fait normal.
Ça parait anecdotique, mais cette histoire trace en réalité un principe éthique et un rapport au temps qui est très différent de celui auquel nous sommes habitués.
La culture occidentale contemporaine (et je soupçonne que ça n’y soit pas limité) a tendance à percevoir le futur comme une donnée évidente et parfaitement maîtrisable.
On présuppose, dans notre manière de l’envisager, qu’il est connaissable. On se fixe des objectifs, on fait des projets, on met en place des politiques publiques, tout ça en partant du principe que l’on sait à quoi ressemble le futur, généralement selon l’idée que le futur = le présent. A quoi ressemblera demain ? A la même chose qu’à aujourd’hui, mais avec un jour de plus sur le calendrier.
Pour nous, contemporains du vingt-et-unième siècle, c’est une évidence ; mais ça ne l’a pas toujours été.
Le proverbe yiddish nous prévient depuis longtemps : man trakht, und Gott lakht ! L’homme fait des projets, et Dieu rit.
Il rit parce que Lui, connaît le futur. Nous, nous ne faisons que semblant de le connaître. On se base sur une certaine stabilité du monde, une stabilité d’agriculteurs : on sait qu’après l’hiver vient le printemps. Que lorsqu’on plante des graines, elles finissent par germer. On sait que si on prend un rendez-vous chez le dentiste pour le mois prochain, on ira sans difficultés. Que si on prévoit de partir en vacances dans les Caraïbes l’année prochaine, cela aura automatiquement lieu. Et qui si on met en place une politique publique qui commencera dans deux ans, tout se mettra en place naturellement.
Reprenez cette phrase et changez juste les durées. Augmentez-les de dix ans par exemple. Un rendez-vous chez le dentiste dans dix ans, est-ce raisonnable ? Des vacances dans onze ? Une politique publique dans douze? Commencez-vous à entendre le rire divin ?
Car cette façon de concevoir le futur ignore l’une des données essentielle du présent : c’est un gros bazar. Des milliards de gens qui prennent des milliards de décisions au carré, et qui forment un système qu’aucune intelligence humaine (et probablement pas à base de silicium non plus) ne peut appréhender, et donc prévoir.
La seule attitude rationnelle face au futur est de considérer qu’il est inconnu. Et que toutes les projections qu’on y fait ne sont, au mieux, que des probabilités. Il est probable que, si je prend un rendez-vous chez le coiffeur pour demain, je puisse m’y rendre sans problème. Il est possible que, si je planifie mes vacances au Japon dans un an, je finisse à Tokyo. En revanche, on peut tout à fait douter qu’une politique publique à un horizon de plus de dix ait un sens, à plus forte raison plusieurs décennies.
Le futur n’a pas toujours été considéré comme évident, et on trouve une trace de cela dans les expressions que nous employons pour associer temporalité et espace.
Imaginez que le temps soit une ligne, qui s’étend devant et derrière vous à l’infini. Vous êtes debout, et le point sur lequel vous vous tenez représente le présent. Question : où se trouve le futur et où se trouve le passé ? Lequel est devant vous, lequel est derrière vous ? Autrement dit : est-ce que vous faites face au futur ou au passé ?
Je n’ai encore jamais rencontré une personne qui me fasse une réponse autre que : le futur se trouve devant. Les expressions que nous employons en français le disent explicitement : le passé est derrière nous, le futur « s’ouvre à nous ».
Pourtant c’est loin d’être une évidence. Il y a même eu une époque de notre histoire culturelle où c’était absolument l’inverse : c’était le passé qui était devant nous ! La preuve ? Le mot « devant » est l’amalgame de « de avant ». Autrement dit : ce qui est devant, c’est ce qui est avant, donc le passé.
Et le français n’est pas la seule langue à dire cela : l’anglais dit exactement la même chose. « Before us » signifie « devant nous » et before : avant.
Non seulement le français et l’anglais, mais le japonais tout autant : l’expression この前 (konomae) signifie « l’autre jour » et comporte le kanji 前 (mae) qui signifie « devant ».
Non seulement le français, l’anglais et le japonais, mais également l’hébreu : le mot lifné, « devant », signifie également « avant ».
Et je suis près à parier que ce ne sont pas les seuls cas.
Ce qui montre que pendant longtemps, c’est le passé qui était devant nous. Ce qui est d’ailleurs tout à fait logique : le passé ayant eu lieu, on peut l’examiner, le regarder, le sonder, et peut-être apprendre de lui. Il y a quelque chose à regarder. Tandis que le futur n’existe pas encore : il est en potentiel uniquement, et bien malin celui qui trouvera le chemin qu’il va emprunter.
Comme dit le grand philosophe : « incertain, le futur est » (Yoda, vol. V).
Ce qui nous amène à considérer un fait vraiment étonnant : il y a un moment dans notre histoire culturelle où le temps s’est retourné. Ou plus exactement où la société s’est retournée : on a pivoté collectivement de cent quatre-vingt degrés, et, au lieu de regarder vers le passé, on s’est mis à regarder vers l’avenir. Changement anthropologique majeur, dont absolument personne ne s’est vraiment rendu compte.
(à suivre).