Kiki la petite sorcière 2/2

Le film commence par un plan divisé en trois : un tiers de ciel, un tiers d’eau, un tiers de terre, et le vent qui souffle. Kiki, l’héroïne du film, est allongée dans les herbes hautes. Elle écoute la météo à la radio.

L’image d’ouverture pose un thème essentiel, celui du lien entre le ciel et la terre, et l’étendue d’eau (ici sous la forme d’un lac, plus tard dans sa version marine). Le vent joue également un rôle important, comme souvent dans les films de Miyazaki.

On serait tenté de faire une équivalence « vent = inspiration » en jouant sur la polysémie de ce dernier mot, mais le jeu de mot ne fonctionne pas en japonais. Inspiration, dans le contexte de la création artistique, se dit « 心に強く訴える», littéralement « amener fortement dans le cœur » (kokoro ni tsuyoku uttaeru), inspirer, dans le sens physiologique : 呼吸する (kokyū suru).

Le ciel et la terre en revanche sont beaucoup plus universels. Le pouvoir de Kiki est de naviguer de l’un à l’autre, de s’élever du premier et de rejoindre le second. Lorsque la crise arrive elle reste bloquée sur terre, incapable de s’élever, ce qui permet de comprendre, par ricochet, que le fait de pouvoir voler est une métaphore qui montre ce qu’il se passe lorsqu’on reçoit l’énergie créatrice, cette énergie qu’Ursula décrit comme « […] un pouvoir qui nous serait insufflé. »

Si la créativité c’est l’envol, que permet-elle ? Une liberté différente, la possibilité de se mouvoir en étant affranchi de la gravité, mais elle permet également de voir le monde de haut. Ce qui est une très belle façon de décrire la fonction de l’artiste. Se décoller du monde tel qu’il est, s’élever, et voir comment il est dans son ensemble.

Sans compter que la sensation qui accompagne les grands moments d’inspiration est très proche de ce que doit ressentir Kiki sur son balai. L’impression de voler à toute vitesse, libre de toute contrainte, porté par un souffle qui vient d’on ne sait trop où, mais avec lequel on ne fait qu’un le temps de l’écriture (ou de la peinture, ou de la musique, quelle que soit la technique que l’on utilise pour canaliser ce mouvement de l’Etre dont on est, temporairement, le réceptacle).

La thématique de la création est déclinée dans d’autres modalités, à travers les personnages que rencontre Kiki.

La première, celle qui lance réellement l’histoire, est Osono, la boulangère. Enceinte de sept ou huit mois, elle ne peut courir pour apporter la tétine que l’une des clientes a oublié. Kiki se propose de voler jusqu’à elle, et voilà l’élément déclencheur de l’histoire.

Dans le livre, Osono accouche dès le début de l’histoire, et c’est en tant que jeune maman qu’elle évolue dans le monde de Kiki. Miyazaki décide de prolonger sa grossesse : elle n’accouche qu’à la fin du film.

Là encore l’analogie avec la création artistique devient évidente. L’inspiration est quelque chose qui est reçu, qui grandit peu à peu à l’intérieur, et qui, lorsque le temps est mûr, doit impérativement sortir. Les écrivains connaissent fort bien le phénomène : on a une idée, on y pense, on y pense, on y pense, jusqu’au moment où a l’impression que l’assemblage est fini. A ce moment-là, on ressent comme une urgence, une impérieuse nécessité : il faut écrire. Là, maintenant. Il n’ a pas d’autre choix, pas d’autre alternative. C’est l’écriture ou l’angoisse de perdre un texte qui arrive.

Et effectivement : les textes qui sont le fruit de ces moments un peu miraculeux sont souvent des textes déjà finis, des textes qui nécessitent peu de retouches, comme si tout le travail d’écriture avait déjà eu lieu, à l’intérieur, et que l’acte de poser les mots sur un écran ou un papier, n’était qu’un accouchement.

Stephen King explique cela dans son livre sur l’écriture en prenant la métaphore d’un squelette enfoui et d’un processus de fouilles. Le rôle de l’écrivain n’est pas d’inventer, mais de déterrer quelque chose qui lui préexiste. C’est la même analogie, bien que dans une dimension un peu moins vivante (pour un écrivain d’horreur, c’est un minimum).

C’est également ce qu’on sait du processus créatif de Mozart. Il y a la fameuse anecdote qui raconte qu’il avait oublié d’écrire l’ouverture de Don Juan, et qu’il l’a écrite en un coup de vent, la veille de la première. Cerveau génial ? Inspiration d’un monde supérieur ? Peut-être, mais c’est surtout qu’il l’avait réfléchie longuement auparavant et qu’elle s’était déjà élaborée intérieurement. Il l’avait probablement jouée dans son esprit des centaines de fois. Losrqu’il s’est assis, une plume à la main devant ses portées, il ne s’agissait que de retranscrire tout cela.

Osono enceinte, écho de la création, mais Osono est également boulangère. Et nous avons vu comment Ursula incluait cela dans son équation qui posait l’équivalence entre la peinture et la magie qui permet de voler. Quel lien avec le pain et les brioches ?

Il est plus évident que ce qu’il parait : c’est une histoire de levain. Le levain est la représentation physique de l’étincelle que reçoivent les artistes. Il permet la transformation du matériau brut (les mots, les tubes de couleur) par le biais d’un processus interne, en une nouvelle réalité. De la farine, quelques ingrédients, du levain, du repos, de la cuisson et voilà une fournée de belles brioches fraîches !

Exactement comme dans le cas de Mozart qui laisse tourner l’ouverture des jours et des jours, où elle s’élabore, avant de sortir du four prête à être jouée.

Revenons à Kiki. Le film décrit les différentes aventures qui la font progresser et qui lui permettent de devenir de plus en plus adulte. Mais la crise majeure qu’elle va traverser est une crise qui est liée à son pouvoir, et qui permet donc, d’explorer les causes et les remèdes d’un phénomène que tous les artistes connaissent un jour ou l’autre : la panne d’inspiration. Le moment où ça ne veut plus.

La création artistique relève un peu, il est vrai, de la magie. Ce moment où l’inspiration se manifeste et où reçoit quelque chose qu’on ne savait pas qu’on voulait dire parait toujours un peu miraculeux. Et tous les artistes vivent avec une angoisse, heureusement diffuse la plupart du temps : et si ça s’arrêtait ? Et si on se présentait devant notre page, pour faire notre tour de magie, et que cette fois-là, la magie n’était plus au rendez-vous ? D’où les deux questions qui se posent à Kiki : pourquoi ? Et : que faire ?

Dans le cas de Kiki, la crise vient d’un élément extérieur : un jeune garçon avec qui elle est devenue amie au cours du film. Sa passion ? Voler. Il construit un avion propulsé par la seule force des jambes et espère qu’il fonctionnera d’ici l’été prochain.

La première fois qu’il lui montre son invention, il prend Kiki comme passagère sur son vélo et lui demande de faire contrepoids dans les virages. Ils vont de plus en plus vite, et soudain, ils manquent d’avoir un accident. L’appareil fait un bond, s’élève, retombe de façon plus ou moins incontrôlée. Ils sont sains et saufs.

Un peu plus tard Tombo demande à Kiki si elle a utilisé son pouvoir pour canaliser la chute. Elle répond que c’est possible, mais qu’elle ne s’en est pas aperçue. Ils continuent à discuter. Kiki explique qu’elle ne se souvient pas de son premier vol, mais que sa mère lui a toujours dit qu’elle n’avait pas eu peur. Elle dit également : « Voler c’est bien, mais quand on le fait pour gagner sa vie, c’est moins amusant. » Tombo est un peu envieux. Il répond : « Kiki tu n’as pas le droit de plaindre d’avoir le pouvoir de voler. Tu es une sorcière. »

En tous cas, le lien entre eux est scellé : le vol les unit et va servir de fil conducteur pour clore l’histoire.

Quelques instants plus tard, une voiture arrive. Plusieurs autres jeunes filles sont présentes, et elles invitent Tombo à venir visiter le dirigeable qui est posté un peu plus loin. Kiki est aussitôt un peu jalouse, et refuse d’aller avec eux. Ses sentiments sont un peu confus, elle n’arrive pas à mettre des mots dessus. « Kiki je ne sais pas ce qui m’arrive je rencontre un garçon gentil drôle il faut que je devienne odieuse où est passé la gentille kiki si joyeuse ? » Elle rentre chez elle en étant assez déprimée.

Le lendemain, quelque chose a changé : elle ne comprend plus sont petit chat, Jiji, dont elle parlait jusqu’à présent le langage. Elle n’entend plus qu’un miaulement ordinaire ! Aussitôt elle s’empare de son balai, inquiète, et voit sa crainte aussitôt confirmée : elle n’arrive plus à voler.

Elle ne peut que faire un constat amer : « mon pouvoir faiblit ». Et dans une autre tentative de s’envoler, elle casse même son balai, celui que lui avait donné sa mère.

Elle en sculpte un nouveau, et refuse de voir Tombo. Après plusieurs jours de déprime, Ursula arrive en ville, et c’est là que s’insère la séquence dont nous parlions au début, où elle va lui expliquer que peintre et sorcière, au fond, c’est un peu la même chose.

Kiki confirme qu’elle voit le lien entre la crise artistique qu’a traversé Ursula et son propre problème : « Je n’avais jamais pris le temps de réfléchir aux pouvoirs magiques. Je considérais l’apprentissage comme une tradition un peu dépassée. »

Autrement dit : elle faisait une utilisation inconsciente de son talent. Il y a à ce sujet une fable qui illustre tout à fait la question.

« Quelque part dans la canopée, un mille-pattes grimpait le long d’une branche, balançant ses centaines de paires de pattes en cadence. Un passereau la regardait du haut de l’arbre, fasciné par la synchronisation des membres du mille-pattes.
— Voilà un talent admirable, dit le passereau. Tu as plus de pattes que je ne peux compter. Comment fait-tu pour toute les bouger simultanément aussi facilement ?
— C’est vrai, se dit le mille-pattes. Comment est-ce que j’y arrive?
Il se retourna pour voir comment il s’y prenait et soudain, toutes les pattes s’entrechoquèrent et s’emmêlèrent comme de la vigne vierge.
Le passereau se mit à rire, tandis que le mille-pattes, rouge de confusion, se tordit au point de ressembler à un noeud et tomba de la branche jusqu’au sol.
Une fois par terre, le mille-pattes se rendit compte qu’il n’y avait que sa fierté qui avait été atteinte. Alors, lentement, doucement, membre après membre, il se releva. Avec de la patience et beaucoup de travail, il se mit à observer, à fléchir et à jouer avec ses appendices, jusqu’à être capable de se tenir debout et de marcher! Ce qui jusqu’à présent n’avait été que de l’instinct devint un savoir conscient. Il comprit qu’il n’était pas obligé d’avancer comme il l’avait fait jusqu’à présent, lentement, comme un vieux perclus de rhumatisme. Il était désormais capable non seulement de marcher mais aussi de courir et de sauter ! Alors, il écouta le chant des passereaux comme il ne l’avait jamais écouté auparavant, et il se laissa emporter par la musique. Maîtrisant à présent à la perfection toutes ses paires de pattes, il rassembla toutes ses forces, et, dans un style tout personnel, il se mit à danser, et il exécuta une danse éblouissante qui ravit toutes les créatures de son monde. »
Robert McKee, Story, dernier chapitre (Fade out), d’après une fable que lui racontait son père.

Les artistes, et notamment les écrivains, commencent souvent par utiliser leur art comme un médium pour exprimer un ressenti extrêmement fort. Comme si ils avaient un surplus de quelque chose et qu’ils trouvaient dans la création artistique une manière de le canaliser. Mais ça n’est souvent que le premier pas. Car pour donner naissance à des œuvres de qualité, l’artiste doit apprendre à faire passer cette énergie à travers une technique. L’inspiration sans le métier donne souvent des œuvres banales. Comme disait Rilke : écrire des poèmes à quinze ans, c’est banal. Ecrire encore des poèmes à quarante, c’est la marque d’un vrai poète. (Oui, mais Rimbaud. Certes).

Kiki se retrouve dans un premier déséquilibre : elle savait voler spontanément, maintenant il va falloir réapprendre à voler consciemment, mais en réalité pour découvrir comment mieux voler.

Mais ce n’est pas le seul déséquilibre qui la trouble. Car l’élément déclencheur de cet arrêt temporaire est une crise de jalousie. Kiki est en train de tomber amoureuse de Tombo, et voilà qu’un sentiment a marqué un temps d’arrêt. Tant qu’elle ne l’aura pas dépassé, tant qu’elle n’aura pas réussi à entrer en contact avec Tombo de façon plus authentique, elle reste coincé au sol.

Du point de vue de la création, c’est un message important. Le rapport amoureux, le couple, est un élément essentiel pour la création. Y compris lorsqu’il n’est pas concrétisé : on ne compte pas le nombre de livres ou de poèmes qui ont été inspirés par un partenaire idéal que l’artiste ne pouvait pas avoir. (On ne compte pas le nombre de livres dédiés à un amoureux ou une amoureuse.)

Cela correspond à quelque chose de très profond sur le plan psychologique. Tout se passe comme si la création ne pouvait avoir lieu que lorsque l’animus et l’anima sont en lien l’un avec l’autre. L’inspiration semble être du côté de l’anima, mais tant qu’elle existe séparée de l’animus, aucun receptacle n’existe pour recueillir son murmure. Tant que Kiki ne veut pas voir Tombo, elle ne peut plus voler.

Les deux déséquilibres que traverse la petite sorcière vont être résolu dans le dernier acte du film. Un grand vent se lève. Dans cette région, en été, comme le rappelle la vieille dame, c’est absolument normal. Mais voilà que le dirigeable était censé repartir, et qu’il devient incontrôlable. Un groupe d’hommes essaye de retenir le dernier câble. Trop tard : la machine est trop lourde, et est emportée. Seul un jeune homme tient encore la corde, et se retrouve propulsé dans les airs. C’est Tombo.

Kiki est terrifiée. Il faut qu’elle fasse quelque chose. Ni une ni deux, elle part, emprunte un balais à un éboueur et se remet à voler. Du point de vue de l’histoire, on comprend pourquoi : elle veut sauver son amoureux et déploie une énergie insoupçonnée. Mais le sens métaphorique s’aligne parfaitement : le lien avec Tombo étant redevenu évident, le lien entre l’anima et l’animus étant parfaitement rétabli, elle peut désormais à nouveau voler.

Elle sauve Tombo, et est acclamée par la foule. Tout est en rentré dans l’ordre ?

Presque. Dans la boulangerie, Osono, qui regarde le triomphe de Kiki à la télé se met à avoir des contractions. Le bébé arrive ! A nouveau, sur le plan de l’histoire c’est logique : une grossesse finit par un accouchement et si elle est enceinte au début, on s’attend à voir le bébé à la fin. Mais cela fonctionne également sur le plan métaphorique : maintenant que l’animus et l’anima sont en lien et qu’ils savent voler, c’est à dire, maintenant qu’ils maîtrisent le processus de création, alors l’œuvre est mûre : elle peut sortir.

Et Kiki ? Elle a le dernier mot. Son chat, Jiji, perché sur son épaule, miaule. Kiki ne comprend plus son langage. Aurait-elle perdu un peu de son pouvoir* ?

C’est Miyazaki lui-même qui donne la clé dans une interview : « la magie (de Kiki) est devenue encore plus profonde. En gagnant quelque chose, elle a perdu quelque chose d’autre**. ». En réalité Kiki a fait un bond qualitatif : elle a progressé dans son pouvoir, et le mutisme de Jiji en est la preuve.

Maintenant, de grandes choses peuvent s’accomplir : de grands vols peuvent avoir lieu. Et le film s’achève sur un générique où l’on voit Tombo voler dans l’avion qu’il a construit, accompagné par Kiki sur son balai. Magnifique image du vol de l’animus et de l’anima amoureux et du couple créateur.


*Dans la version originale. Dans la version anglaise, il est sous-entendu que Kiki peut à nouveau parler à son chat.

**Film documentaire « Le Royaume des Rêves et de la Folie[夢と狂気の王国] » (Remarques de Hayao Miyazaki)