La nuancitude et l’amalgamisme

Il est toujours de bon ton de réclamer de la nuance. Prenez un débat quelconque, laissez-le tourner pendant quelques jours, voyez comment différents arguments émergent. Quelque part dans le forum, vous entendrez très vite quelques voix se plaindre : tout cela manque de nuance. Encore des opinions bien tranchées, alors que les choses sont plus complexes. Qu’il est facile de tout peindre en noir et blanc, etc.

Facile ? Voire.

Car la pensée nuancée est en réalité le mode de fonctionnement par défaut de tout Français. On l’apprend dès le collège, dès que l’on travaille sur des exercices rhétoriques : paragraphe argumenté, rédaction argumentative et, plus tard, dissertation. Que ce soit en français, en histoire ou en philosophie, l’invitation à la nuance est partout, et porte globalement toujours le même nom : plan dialectique. Thèse, antithèse, synthèse. C’est ainsi qu’on apprend à prendre n’importe quelle question (la problématique) et à l’observer sous différents angles successifs.

Pourquoi ? Parce que le réel est complexe : on apprend ainsi à le décomposer pour le saisir dans toute son ambiguïté.

C’est à la fois une bonne conception ontologique et un excellent outil rhétorique.

Seulement il arrive des moments où la nuance n’est pas de mise.

Il y a par exemple des situations historiques où il faut trancher.

La guerre en est une. Pour ceux qui la vivent, elle aplatit tout. Quand la violence se lève, il n’y a plus que deux camps : le vôtre, et celui qui veut vous tuer. Tomber dans le nuancisme peut devenir mortel sur le moment. Le temps de la guerre est le temps de l’action. La nuance pourra revenir chez les historiens lorsque les événements seront passés.

Pire : il est des guerre où la situation morale est totalement dépourvue d’ambiguïté, y compris a posteriori. On pense bien sûr à la seconde guerre mondiale : les nazis étaient à cent pour cent dans le camp du mal. Mais on a vu des guerres plus récentes être extrêmement claires.

La guerre à Gaza en 2014 : le hamas, une organisation terroriste, envoie des missiles depuis des zones civiles vers d’autres zones civiles : double crime de guerre selon le droit des nations. Cet été-là, dans les rues de Paris, on vit défiler des gens criant « mort aux Juifs ». Aucune ambiguïté : les choses étaient très claires.

Idem en 2021, lorsque Gaza se chauffa à nouveau à blanc sous de faux prétextes (cette fois une histoire de droit immobilier à Jérusalem) et lança plus de quatre mille rockets sur des civils en onze jours. Ici encore, aucune ambiguïté.

On vit pourtant aussitôt les thuriféraires de la nuance se dresser et refuser de choisir leur camp : « c’est beaucoup plus compliqué », lut-on ici et là. D’autres n’avaient pas ces pudeurs et, acceptant la simplicité de l’équation, choisirent de défendre le hamas, qui se trouvait tout d’un coup paré de toutes les vertus qui faisaient défaut à leurs défenseurs.

Voilà des moment où la nuance devient une faute morale. Dans ces cas-là, elle est en réalité une arme idéologique, car elle brouille la réalité aux yeux du public.

Pourquoi ?

Penser se fait selon deux modalités.

La première consiste à prendre des phénomènes distincts et à voir ce qu’ils ont en commun. Elle consiste à rassembler, et donc à monter dans le niveau d’abstraction, afin de rendre le réel moins complexe et de pouvoir agir dessus.

La seconde est le mouvement inverse : elle consiste à séparer un phénomène en de plus petites entités, afin de discerner, et de mieux appréhender des choses diverses, chacune pour elle-même.

Les deux sont nécessaires. Parfois il faut simplifier, parfois il faut distinguer. Les deux sont nécessaires, les deux sont légitimes lorsqu’ils sont exécutés de bonne foi.

C’est là que s’infiltre l’homme fourbe, celui qui mène la guérilla des idées, qui veut détruire le langage et empêcher toute pensée.

La méthode est d’une simplicité désarmante. Dès qu’il repère l’un des deux mouvements, il le met en accusation, comme si il était en soi illégitime.

A celui qui veut synthétiser, il crie à l’amalgame et à la simplification. Pire : à l’essentialisation, devenue pêché intellectuel par excellence.

A celui qui veut décomposer et discerner, il reproche aussitôt le manque de nuance, pour le pousser à aller encore plus loin, jusqu’à n’avoir plus que des cas tellement particulier et isolés que plus aucune pensée ni action n’est possible.

Tactique redoutable car elle oppose la méthode à l’argument. Elle paralyse la rhétorique, un peu comme si on interdisait à quelqu’un simultanément l’inspir et l’expir : il se retrouverait très vite à suffoquer.

La solution ? Pointer du doigt la manœuvre. Dire aux zélés de la nuance qu’on ne fait pas de la peinture, et aux apoplectiques de l’amalgame qu’on ne fait pas de l’orfèvrerie.

Penser nécessite les deux, alternativement. Abstraire et décomposer, rassembler et discerner : conditions de l’intelligence, outils de la réflexion.

Image : Robert Delaunay, Public domain, via Wikimedia Commons