Tout dire, ou ne pas tout dire

Cet été, le JTwitter* francophone a bruissé de mille piaillements au sujet de la liberté d’expression. La raison ? Le retour d’un antisémitisme de base qu’on avait espéré enterré bien loin de nous. Dans les manifestations anti-passe sanitaire, on a vu des pancartes sur le thème de Qui ?, le Q dessiné avec des cornes.

Arthur, pourtant un paragon de modération et de consensus, s’est vu incendié pour avoir donné son avis sur la question, et a reçu des milliers de messages dont certains ne laissaient aucun doute sur la façon dont les auteurs considéraient l’origine de ce dernier.

Les vieux tropes anti-Juifs ressortent, et ne prennent même plus la peine d’enfiler le masque de l’antisionisme. Désormais, on se remet à haïr les Juifs tout court, et on ne se cache plus pour le dire.

Le débat dans le JTwitter francophone a vite porté sur la liberté d’expression. Peut-on tout dire ? La majorité soutenait que non : « l’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un délit» dit le slogan, qui rappelle la loi française à ce sujet. Mais la minorité soutenait une opinion très impopulaire : la liberté d’expression devrait être beaucoup plus large, y compris pour les antisémites.

En réalité derrière ce débat se tient une dialectique plus profonde qui date de la fin du XVIIIème et qui oppose deux modèles. Le premier que l’on pourrait qualifier de maximal, a été utilisé par les Etats Unis. Le second, que l’on pourrait qualifié de tempéré, le fut par la France.

Décrivons-les rapidement.

Aux Etats Unis, la liberté d’expression est considérée comme une valeur totale. Le principe est que l’on peut tout dire, la censure n’est que l’exception. Elle est ancrée dans le premier amendement, qui rappelle que « Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. »

Le congrés, c’est à dire l’état fédéral, n’a explicitement pas le mandat de restreindre la liberté d’expression. Tout legislateur qui viendrait proposer un projet de loi à la commission idoine se verrait immédiatement retoqué.

De là, plusieurs conséquences. Premièrement ceci ne concerne que l’espace public : les sociétés (privées) peuvent faire ce qu’elles veulent. D’où le débat actuellement avec les GAFAM, qui considèrent qu’elles peuvent réguler leurs forums comme elles le souhaitent, alors que certains trouvent que leurs deux poids deux mesures commencent à bien faire.

Deuxièmement, il existe tout un tas de systèmes accessoires pour régler les cas limites sans pour autant contrevenir à la constitution. C’est dans cette zone grise que tous les débats ont lieu. Ils sont souvent techniques, mais toujours passionnants.

La seconde conception est celle que l’on pourrait appeler tempérée ; c’est celle qui a lieu en France. Elle est exprimée par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui dit, dans son article X : « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne troublent pas l’ordre public établie par la loi. »

Autrement dit : vous pouvez dire ce que vous voulez, mais dans un certain cadre, celui défini par la loi ; ce qui a pour effet de transférer immédiatement au législateur le pouvoir de décider ce qui relève des discours permis et des discours interdits.

Tout va donc dépendre des législateurs. En période éclairée et modérée, la liberté d’expression peut fleurir (loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). En période de tensions de la société, le champ du dicible peut se rétrécir (loi Avia). Le risque ? Il était déjà résumé par Beaumarchais, qui faisait dire à son Figaro, dès 1778 : « pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs.» (La folle Journée ou le mariage de Figaro, V, 3).

Deux philosophies de la liberté d’expression radicalement différentes, deux approches non pas opposées, mais situées dans des systèmes très différents.

Revenons aux discours antisémites. D’un côté on sait, en France, le chemin que suit l’antisémitimse. Des écrits aux actes, la route est courte, d’où la tentation de juguler les seconds en interdisant les premiers. De l’autre, on dit, aux Etats Unis, qu’il ne sert à rien de chercher à les dissimuler. Quoi qu’on fasse, ils trouveront une manière de s’exprimer : ils passeront dans l’ombre, ils inventeront des codes, ils se donneront le beau rôle des persécutés. Autant les laisser dans la lumière et espérer en son pouvoir désinfectant.

Conclusion des deux côtés de l’Atlantique : mi 2021, on en est à peu près au même stade.

L’Antisémitisme existe toujours en France (on rougirait d’écrire qu’il revient, ce qui supposerait qu’il fût jamais parti) et, pour ne considérer que la sphère de la parole, il s’exprime de plus en plus librement, avec des codes de plus en plus transparents. Et il existe à nouveau aux Etats Unis, comme cela est devenu éclatant lors de la dernière guerre entre Israël et Gaza. Mais la parole antisémite se propage également en dehors des périodes de guerre, et ce jusqu’au congrès, où un petit groupe de représentants utilise cette rhétorique avec de plus en plus d’empressement.

Zéro partout, balle au centre.

* Jewish Twitter

Image : Tableau réalisé par Norman Rockwell, illustrant l’une des quatre grandes libertés décrites par Roosevelt lors de son discours sur l’état de l’union en 1941.
By Norman Rockwell – U.S. National Archives and Records Administration, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=16925968