George Orwell et la dégradation de la langue anglaise

Le travail de George Orwell sur la langue et ses manipulations par les factions fascistes est connu : tout 1984 lui est consacré. Ce qui est moins connu, c’est un petit essai intitulé Politics and the English Language, qui a été publié en 1946 dans la revue littéraire Horizon. Il contient, en germe, la théorie d’Orwell sur le langage.

Le livre est facilement disponible en Angleterre, où il est publié par Penguin sous la forme d’un petit fascicule à moins d’une livre. Mais il n’a jamais été traduit en français, et ce pour une raison assez simple : il traite spécifiquement de la langue anglais et de la manière dont, à son époque, elle était maltraitée. Ce qui nécessite, pour le lecteur français, soit une connaissance préalable de la langue, soit une série de notes de bas de pages assez indigestes.

L’argument central que Orwell développe vaut néanmoins au-delà du cas de la langue anglaise, et il est intéressant d’en rendre compte.

L’essai est structuré autour de trois idées principales :

1. analyse de la dégradation de la langue

2. origines d’icelle

3. moyens d’y remédier.

Étant donné l’état actuel de la langue française, pleine d’anglicismes, de points médians et autres fautes de grammaire, on pourrait le reprendre point par point. Commençons néanmoins par lire Orwell.

Il nous met en garde d’emblée : il va s’intéresser à la langue dans sa dimension utilitaire, pas dans sa dimension poétique. «[Je ne considère pas ici] l’utilisation littéraire de la langue, mais je la considère comme un instrument permettant d’exprimer, et non de dissimuler ou d’empêcher, la pensée ».

Ceci étant éclairci, Orwell va commencer par dresser un tableau de ce qu’il considère comme étant quelques exemples de mauvais prose anglaise, puis théorise quelques tics courants.

En premier lieu, des métaphores qui sont comme « mortes ». Pour Orwell une métaphore doit engager le lecteur en amenant une image fraîche qui s’imposera à son esprit. Une métaphore qui a trop été employée perd de sa vigueur : elle n’évoque plus aucune image. Elle ne fait qu’encombrer l’écriture. Il donne quelques exemples qui existent également en Français : talon d’Achille et chant du cygne.

Le premier se réfère à une légende grecque, dans la quelle la mère d’Achille avait plongé son bébé dans une rivière dont l’eau rendait invulnérable. Bel avantage pour un guerrier ! Mais comment plonger un bébé entièrement dans une rivière agitée ? Impossible : sa mère dut le tenir par le talon, qui devint ainsi son seul point faible. Et c’est par là que le grand guerrier mourut : blessé par une flèche qui avait visé la base de son pied. Parler de quelque chose en disant que c’est le talon d’Achille revient à dire que c’est son point faible : et c’est là l’argument d’Orwell, qui aime une écriture directe où les mots n’obscurcissent pas le sens : pourquoi ne pas dire « point faible » ?

La critique de cette expression fonctionne également en français, et pourrait être élargie à une pelletée de métaphores qui elles, ont largement dépassé la date de péremption.

Mon grand-père paternel, qui tenait un carnet dans lequel il notait des citations qui lui plaisaient, pestait contre ce même problème. Il avait par exemple noté les mots et tics de langue qui étaient à la mode chez les journalistes en 1992 :  » tout à fait », « bien évidemment », « dyarchie » ou « impéritie ».

Deuxièmement : des expressions verbales bancales. Exemples : rendre inopérant, être sujet à, prendre effet, etc. Le problème ? Des circonvolutions inutiles. Plutôt que d’employer un verbe simple (débrancher, souffrir, commencer), on utilise des expressions toutes faites qui sont souvent plus creuses que nécessaire.

Troisièmement : un registre prétentieux. Orwell vise ici quelque chose de très particulier. La langue anglaise est une langue bâtarde : elle a un fond de grammaire et de vocabulaire germanique, sur lequel s’est aggloméré un lexique latin, importé via le français du XIème siècle. Cela en fait une langue au vocabulaire extrêmement riche, puisque les mots peuvent exister soit dans leur version anglo-saxone, soit dans leur version latine. Par exemple : mermaid (mot d’origine anglo-saxonne) et siren (mot d’origine latine). Maze (mot d’origine anglo-saxonne) et labyrinth (mot d’origine latine). Woods (anglo-saxon) et forest (latin). On pourrait continuer pendant des pages et des pages.

C’est un gros avantage pour un Français, parce que sans faire le moindre effort on arrive en connaissant déjà la moitié du vocabulaire, mais ça rend également la langue extrêmement difficile à maîtriser. Car les langues n’aiment pas les doublets, et cherchent toujours une manière de les utiliser de façon différente.

En anglais, la grosse différence entre ces deux groupes de vocabulaire relève du niveau de langue. Les racines anglo-saxonnes sont simples, directes et paraissent claires. Les racines latines donnent en général une patine un peu plus sophistiquée, parfois plus savantes, en tous cas plus recherchées. Un peu comme les mots d’origines grecques en français : dire « anthropique » ne produit pas le même effet sur le lecteur que « humain », alors que les mots veulent dire à peu près la même chose, l’un à partir d’une racine grecque, l’autre à partir d’une racine latine.

Orwell, avec son amour pour la clarté et le langage direct, préconise une utilisation massive des mots simples, ce qui veut dire en premier lieu des racines anglo-saxonnes. Mais pas seulement : il demande qu’on évacue également les mots d’origine étrangère (pour peu qu’ils aient un équivalent simple en anglais), qui sont en général pompeux et mal employés.

A nouveau, la lettre ne peut s’appliquer directement en français, mais l’esprit, oui. Cela fait des années que l’on peste contre l’envahissement de la langue française par les anglicismes, et on a beau avoir mis en place une loi, des recommandations et avoir entretenu un long débat à ce sujet, on est toujours à patauger dans des anglicismes inutiles.

Dernier point constaté par Orwell : des mots vides de sens. Des mots du style « romantique », « naturel », « valeur », « vitalité », ou, plus spécifique à son époque : « classe », « totalitarisme », « réactionnaire », « bourgeois », et même : « égalité ».

Voilà tout un vocabulaire employé à tord et à travers, que personne ne prend jamais le temps de définir, et qui se retrouve à vouloir dire tout et son contraire. Il prend l’exemple du mot « fascisme », dont il dit qu’il n’a désormais aucun sens, si ce n’est de désigner « quelque chose qui n’est pas désirable ».

Quatre-vingt ans plus tard, on n’a guère progressé. On ne sait toujours pas vraiment ce que veut dire le mot fascisme, et on lui ajouté quelques congénères. « Extrême droite » en est un, comme « société ouverte », « colonialisme » ou « équité ».

Moralité : toute cette mauvaise écriture pousse dans le même sens : « toute la tendance de la prose moderne est de s’éloigner du concret ».

Pour achever son état des lieux, Orwell se livre à un petit exercice légèrement parodique. Il prend un verset de l’Ecclésiaste, qu’il traduit dans cette mauvaise prose dont il vient de faire l’anatomie.

L’Ecclésiaste, qui a connu toutes les gloires, tous les mérites, toutes les satisfactions, et qui en est revenu, nous livre sa vision désabusée du monde : «J’ai encore observé sous le soleil que le prix de la course n’est pas assuré aux plus légers, ni la victoire dans les combats aux plus forts, ni le pain aux gens intelligents, ni la richesse aux sages, ni la faveur à ceux qui savent; car mêmes destinées et mêmes accidents sont le lot de tous.» (Ecclésiaste, IX, 11, traduction du Rabbinat).

Traduit dans la langue dégradée de l’époque, pleine de circonvolutions, de mots creux et de figures de style usées, cela donnerait (traduit librement) :

« Les considérations objectives de phénomènes observés poussent à la conclusion que le succès ou l’échec dans des activités compétitives ne fait montre d’aucune tendance à avoir un quelconque rapport avec les capacités innées, mais qu’un élément considérable de l’imprévisible doit invariablement être pris en compte ».

A vos souhaits.

La langue anglaise des années quarante est donc dégradée : les preuves sont suffisantes. Il faut maintenant essayer d’en expliquer certaines causes.

Orwell commence par expliquer que l’opinion commune de son temps verrait dans cette dégradation un phénomène naturel. «Notre civilisation est décadente et notre langue doit nécessairement suivre la même pente ». Selon cette perspective, la langue étant la matérialisation de phénomènes économiques et sociaux, elle va nécessairement refléter l’état socio-économique d’un environnement donné.

Orwell est en désaccord. Pour lui, la langue est un outil que l’on peut utiliser consciemment et qu’il s’agit d’utiliser à bon escient.

Son analyse commence par une pique : il estime que la dégradation de la langue est en grande partie due à la fainéantise. « Si vous utilisez des phrases toutes faites, non seulement vous n’avez pas besoin de débusquer les mots corrects, mais vous n’avez pas non plus besoin de vous soucier des rythmes de votre phrase, étant donné que ces expressions sont généralement arrangées pour être plus ou moins agréables à l’oreille ».

Mais pour lui, le problème fondamental vient de la politique, et c’est là le cœur de l’essai. « A notre époque, il est globalement vrai que les écrits politiques sont de mauvais écrits ».

Pour Orwell, c’est vrai quel que soit le parti, des « anarchistes aux conservateurs », même si on pressent qu’il va avoir une attention toute particulière pour ses cousins communistes (Orwell se disait socialiste).

Première critique : l’automatisme. Orwell considère que les discours politiques de son temps semblent être des discours pré-mâchés récités par des pantins. «Si le discours qu’il donne est un discours qu’il a l’habitude de dire encore et encore, il peut être dans un état presque inconscient au moment où il le récite ».

Deuxième critique : l’euphémisme comme arme politique. Là, il convient de traduire un peu plus longuement l’argument d’Orwell.

« A notre époque, les discours et les écrits politiques sont largement la défense de l’indéfendable. Des choses comme la continuation de la domination britannique en Inde, les purges et les déportations russes, le largage des bombes atomiques sur le Japon, peut en effet être défendues, mais seulement avec des arguments qui sont trop brutaux pour être entendus par les gens, et qui ne cadrent pas avec les buts professés par les partis. »

Il va donner plusieurs exemples de la manière dont la langue cherche à atténuer la réalité de l’événement décrit.

« Ainsi le langage politique doit largement être constitué d’euphémismes, et d’un vague entouré de tellement de fumée que ça devrait soulever des questions. Des villages sans défense sont bombardés par des avions, les habitants sont conduits dans les campagnes, le bétail est abattu avec des mitraillettes, les huttes sont mises à feu avec des balles incendiaires : on appelle cela la pacification. On vole leurs fermes à des millions de paysans, et on les envoie se traîner le long des routes avec rien d’autre que ce qu’ils peuvent porter : on appelle transferts de population ou rectification de frontières. Des gens sont emprisonnés pendant des années sans procès, ou exécutés d’une balle dans la nuque, ou envoyés dans l’Arctique pour mourir du scorbut dans des camps où ils coupent du bois : on appelle ça élimination d’éléments peu fiables».

Orwell conclut : « le manque de sincérité est le grand ennemi d’une langue claire ».

C’est d’ailleurs la dernière partie de son essai : le diagnostic posé, certaines causes ayant été dégagées, que faire ?

Le premier point consiste à prendre conscience du fait que la langue doit être le soucis de chacun. Certes, l’anglais de son époque est plein de mauvaises habitudes, mais un examen attentif de son emploi permet de se débarrasser de celles-ci.

« Si on se débarrasse de ces habitudes, on peut penser plus clairement, et penser plus clairement est le premier pas nécessaire vers une régénération politique : si bien que le combat contre le mauvais anglais n’est pas frivole et n’est pas non plus l’affaire exclusive des écrivains professionnels ».

Mais ce n’est pas pour autant qu’Orwell n’a pas quelque chose à dire à ceux-ci.

« Un écrivain scrupuleux, à chaque phrase qu’il écrit, se posera au moins ces quatre questions : qu’est-ce que j’essaye de dire ? Quels mots vont permettre de l’exprimer ? Quelle image ou expression vont le rendre plus clair ? Est-ce que cette image est suffisamment fraîche pour produire un effet quelconque ? Et il se posera probablement deux questions supplémentaires : est-ce que je pourrais le dire de façon plus brève ? Ai-je dit quoi que ce soit qui soit laid et que je puisse éviter ? »

Il propose à cet effet une méthode, qui consiste à conceptualiser en premier lieu et seulement à trouver les mots adéquats ensuite. Il revient sur l’idée énoncée plus haut que le recours au langage tout fait est en réalité une facilité : plutôt que de penser, on emploie des phrases toutes prêtes et on produit un discours abscons au kilomètre.

« En prose, la pire chose que l’on puisse faire avec les mots est de se rendre à eux. » Soucis permanent du langage comme moyen de s’assurer que l’intellect pense réellement.

Orwell conclut son article par un petit précis stylistique qui offre un aperçu dans les coulisses de son travail de journaliste.

«1. Ne jamais utiliser de métaphore, de comparaison, ou toute figure de style qu’on a l’habitude de voir dans les journaux.

2. Ne jamais utiliser un mot long lorsqu’un mot court suffirait.

3. Si il est possible d’enlever un mot, toujours l’enlever.

4. Ne jamais utiliser le passif si on peut utiliser la voie active.

5. Ne jamais utiliser d’expression étrangère, de mot scientifique, ou de jargon si on peut trouver un équivalent en anglais courant.

6. Mieux vaut briser l’une de ces règles plutôt que dire quelque chose de foncièrement barbare ».

Ces quelques règles simples rappellent un autre ensemble de règles, qu’utilisait Françoise Giroud :

« Numéro 1 : inutile d’avoir du talent à la cinquième ligne si le lecteur vous a lâché à la quatrième.

Numéro 2 : si on peut couper dix lignes dans un article sans enlever une idée, c’est qu’elles étaient en trop.

Numéro 3 : jamais de point d’interrogation dans un titre, cette vilaine manie de la presse française. Un journal est là pour répondre aux questions des lecteurs, non pour en poser.

Numéro 4 : par contre, placer un verbe dans un titre le renforce.

Numéro 5 : suivre le conseil de Paul Valéry : de deux mots, choisir le moindre. Et le moindre ne signifie pas le plus mou, le plus plat mais celui qui a… comment dire… la taille la plus fine.» (Dans Profession Journaliste)

On retrouve donc là quelques unes des idées que Orwell va déployer dans ses œuvres littéraires à venir, en particulier la Ferme des Animaux et 1984. Imprécisions ? Euphémismes ? Utilisation de la langue pour détourner l’attention ? Toute la novlangue est déjà là.

Image : Statue de George Orwell à Londres, Ben Sutherland from Crystal Palace, London, UK, CC BY 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by/2.0, via Wikimedia Commons