De la couleur du temps

Kazuyoshi Yoshikawa (吉川一義), professeur émérite de littérature à l’université de Kyoto, vient d’achever la publication d’une nouvelle traduction de Proust. Parue en format poche chez Iwanami, la collection de référence pour les œuvres littéraires dans un format grand public, cette nouvelle édition compte quatorze volumes, accompagnés d’un long index, ainsi que de notes explicatives et d’illustrations d’époque pour préciser toutes les allusions et références qui pourraient être trop hermétiques à un lecteur japonais du XXIème siècle.

A cette occasion, Monsieur Yoshikawa a été invité au collège de France, où il a donné quatre leçons sur le thème «Relire, Repenser Proust». Celles-ci ont été rassemblées dans un ouvrage paru aux éditions du Collège de France, ouvrage qui est également disponible en ligne en accès gratuit.

La première leçon, intitulée Comment traduire À la recherche du temps perdu, porte sur les problèmes de traduction. Le professeur donne plusieurs exemples ; l’un d’eux m’a particulièrement interpelé.

Il explique que certaines expressions ont été mal traduites par les précédents traducteurs, et donne comme exemple la locution «couleur du temps».

«Le préalable indispensable à un tel projet était, cela va de soi, de comprendre sans faute et d’interpréter correctement chaque expression du texte de Proust. Cette nécessité m’a conduit à rectifier plus d’un contresens commis par les traducteurs antérieurs. En voici un exemple dans l’évocation des odeurs de la chambre de la tante Léonie : « odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine » (CS, I, 49). Mes prédécesseurs donnent une traduction littérale de la locution adjectivale « couleur du temps », qui désigne en fait la teinte « bleu ciel ». »

Littré confirme cela : «couleur du temps, couleur bleue» et amène un exemple particulièrement explicite, tiré d’un poème de la Comtesse D’Aulnoy : «oiseau bleu, couleur du temps, vole à moi promptement».

Je connaissais l’expression par le conte Peau d’âne, dans lequel l’héroïne, la fille du roi abandonnée, possède trois robes : l’une couleur de soleil, l’une couleur de lune, et la dernière «couleur du temps». Enfant, je ne savais pas ce qu’était la couleur du temps, mais je trouvais l’image intrigante. Comment le temps, donnée aussi abstraite, pouvait avoir une couleur ? Et si il en avait une, quelle serait-elle ? A n’en point douter, ce serait une couleur extraordinaire, unique, une couleur que l’on n’a jamais vu auparavant. Cela alimentait des rêveries sans fin, qui passait bien évidemment à côté du fait que le mot temps, ici, renvoyait en réalité au temps qu’il fait. Pour apporter une précision de grammairien : il ne s’agissait pas de tiroir verbal, mais de météo !

Il m’aura donc fallu attendre d’avoir quarante ans et de m’intéresser à la vision qu’ont les Japonais de Proust pour avoir le fin mot de l’histoire. Fin mot, mot définitif ? Voire. Car de nouvelles questions se posent : la rêverie sur la langue ne finit jamais. Pourquoi le mot «temps» s’est-il mis à désigner originellement la couleur bleue ? Plus précisément bleu ciel ?

Ce bleu ciel est une curiosité sémantique. Les grecs anciens par exemple, n’avaient pas de mot pour le désigner. Ils disaient couleur «bronze». Ca ne les empêchait pas de voir le ciel, mais ils n’avaient pas éprouvé le besoin d’utiliser un mot spécifique pour cette couleur. Sans compter qu’on se demande comment la couleur bronze peut évoque le bleu, de près ou de loin. Parait-il que le ciel de l’Attique diffuse une lumière particulière.

En hébreu, en revanche, il existe une mot spécifique pour cette couleur du ciel : tekhelet. Le mot désignait également la teinture que l’on tirait d’un petit mollusque, appelé hillazon, qui donnait une couleur qui allait du vert foncé au bleu en passant par des nuances de pourpre. Teinture extrêmement prisée, dont la recette s’était perdue dans les siècles de diaspora, mais qu’un mélange de science et de lexicographie a permis de reconstituer il y a quelques années.

Toujours est-il que pour un Israélien, tekhelet est une couleur en soi. Un Français considère que le bleu ciel est une sous-catégorie du bleu (par opposition au bleu foncé), mais pas un hébraïsant natif. Pour lui le tekhelet est une catégorie en soi, au même titre que l’orange ou le vert.

On en revient souvent au débat sur les catégories linguistiques : la langue façonne-t-elle notre conception du monde ? Certains disent que chaque langue nous fait voir le monde d’une façon spécifique (ce qu’on appelle alors le «déterminisme linguistique»), d’autres disent que pas du tout, on voit la même chose, on le dit juste différemment. Le débat est âpre ! On ne compte pas les livres écrits dans le seul but d’insulter le camp adverse.

Comme je pratique couramment plusieurs langues, j’ai toujours eu à cœur d’explorer ce problème. Est-ce que je pense de la même façon en français, en anglais et en hébreu ? Mon expérience me dit que oui, ce qui me rangerait dans le camp des opposants au déterminisme linguistique. Un partisan du camp d’en face rétorquerait que c’est peut être tout simplement parce que je ne parle pas suffisamment bien les langues que j’ai acquises après ma langue maternelle ! Toujours est-il que ce domaine des couleurs est le seul endroit où j’ai constaté une différence fondamentale : petite concession à l’hypothèse de Sapir-Whorf (1).

Ce qui nous ramène à la question initiale. Peut-être la couleur temps est-elle une tentative pour mettre un mot sur cette nuance particulière en créant une catégorie qui ne dépende pas du bleu ? Dans cette perspective, les couleurs fondamentales seraient : rouge, orange, vert, jaune, bleu et temps.

Peut-être serait-il temps de revoir nos nuanciers !

(1) La question des couleurs est justement au coeur du débat entre partisans du déterminisme linguistique et opposants. Voir à ce sujet l’excellent ouvrage de John H. McWhorter, The Language Hoax.

Image : Couvertures de la nouvelle édition de La Recherche parue en poche chez Iwanami.