XunZi et la Rectification des Noms (1/2)

Première partie : vie et contexte historique.

Le bâton de la Rectification des Noms est repris deux cents ans après Confucius par XunZi, connu aussi en français sous le nom de Siun Tseu. C’est lui qui écrivit le traité appelé Rectification des Noms, qui fit passer le concept d’une idée confucéenne à l’état brut à une théorie mature. Mais n’anticipons pas, et commençons par accompagner le sage dans ses jeunes années.

Né vers trois cent dix avant l’ère courante, XunZi quitte le royaume de Zhao, son pays natal, à l’âge de quinze ans, pour le royaume de Qi. Celui-ci se trouve à l’est, sur la côte : c’est le royaume le plus prospère.

L’époque est bien différente de celle de Confucius. L’heure n’est plus à émiettement de territoires qui se produisit dans le sillage de l’effondrement des Zhou de l’ouest. Sept royaumes principaux ont émergé et se disputent l’hégémonie de la région sans que l’un ne parvienne vraiment à s’imposer. La période porte bien son nom : c’est l’ère des royaumes combattants. Tout est une question d’équilibre des forces. Un royaume grandit, étend son influence et affiche des ambitions territoriales ? Voilà qu’aussitôt deux ou trois de ses voisins se liguent contre lui pour l’en empêcher. Ces deux siècles et demi sont une suite de guerres et de négociations diplomatiques, d’intrigues de palais et d’ambitions de premiers ministres. C’est une époque tissée du fil dont on fait les romans, pleine de héros, de traîtres, de sages errants et de batailles fracassantes.

Les sept royaumes principaux de l’époque. La multitude de petits états qui existaient également ne sont pas représentés.

XunZi va traverser le dernier chapitre de cette épopée, et formuler une philosophie qui paraît, deux mille trois cents ans plus tard, aussi neuve qu’à son époque.

En trois cent dix, XunZi arrive dans le royaume de Qi. C’est le royaume le plus florissant de son époque. Il est riche de son agriculture, de ses mines, des ressources de la mer. La population est nombreuse, l’économie prospère. Il est connu pour ses villes tracées sur un plan rectangulaire méthodique, où les rues se croisent à angles droits. Mais il est également connu pour être l’un des premiers royaumes à offrir un soutien financier aux professions intellectuelles, à ces messieurs qui ne travaillent pas de leurs mains, mais de leur esprit.

XunZi arrive dans Linzi, la capitale, aujourd’hui un faubourg de Shangdong. On y trouve un groupe de penseurs original, qui se réunit à la sortie de la ville, près de la porte occidentale qui tenait son nom du dieu Ji, d’où son nom en chinois d’académie de Jixia [稷下學宮].

XunZi y découvre toutes les écoles de pensées de son temps et y exerce son intellect brillant.

Un peu avant l’an 284, XunZi écrit un texte dans le genre de la persuasion, un exercice classique à cette époque. Il s’agit d’interpeller le souverain sur une question spécifique et d’essayer de le convaincre d’adopter son point de vue. Le but ? Se faire découvrir, espérer obtenir une charge et entrer ainsi dans la carrière administrative ou diplomatique.

XunZi a environ vingt-cinq ans, et, avec la fougue et l’impudence de la jeunesse, il écrit une persuasion adressée au premier ministre de Qi, qui était un mécène des arts et des lettres extrêmement généreux.

La flatterie n’est pas son style : il espère briller en interpellant le dirigeant sur certaines questions politiques pressantes.

Son analyse est simple : le royaume de Qi est entouré de plusieurs royaumes de tailles moyenne et d’une multitude de petits royaumes. Indépendamment les uns des autres, ils ne présentent que peu de menace. Mais il suffirait qu’ils s’allient pour qu’aussitôt ils puissent envahir le royaume de Qi et le découper en plusieurs morceaux.

Comme tous les penseurs de son époque, XunZi se réfère à l’histoire ancienne, en tous cas à ce que l’on en connaissait, pour faire passer son message. Il met en opposition les deux derniers rois des dynasties Xia et Shang et les deux premiers dirigeants qui leur ont respectivement succédés : « [les premiers] appartenaient à une famille dirigeante qui possédait l’empire. En eux se trouvaient la puissance et la position : ils étaient les autorités spirituelles du monde ; leur terre était un fief qui dépassait les mille lis ; et la masse de la population qui l’habitait dépassait les millions. Et pourtant le monde entier les a abandonnés pour se précipiter vers [les suivants] et changea d’attitude en passant de la haine à l’admiration. Comment cela s’est-il produit ? »

La question est toute rhétorique. Il explique aussitôt : « Les premiers avaient l’habitude de faire ce que les hommes haïssent, les seconds ce que les hommes aiment. Que veux-je dire par “ce que les hommes haïssent?” La bassesse et l’imprudence, la discorde et le pillage, et un appétit rapace pour les seuls profits ».

Autrement dit : exactement les mots que tout homme politique a envie d’entendre.

Le premier ministre ne donne pas suite à la persuasion de XunZi, mais sa prédiction s’avère correcte. En 284 avant notre ère, l’état de Qi est envahi par une alliance d’autres royaumes concurrents, en partie à cause de l’impréparation du gouvernement. L’académie est dissoute, Xunzi s’enfuit vers le sud.

Il s’installe alors dans le royaume de Chou. C’est un immense territoire qui est mal gouverné. Le monarque y est faible, l’organisation peu centralisée. Un royaume avec beaucoup de potentiel, mais aucun souverain pour l’y amener. Il est surtout constamment menacé sur son flanc ouest par le puissant royaume de Qin, qui s’infiltre peu à peu. En 280, le royaume de Chu a perdu la moitié de son territoire. En 278, le roi est chassé de la capitale et doit s’enfuir vers une autre ville en direction de la côte.

XunZi assiste à tout cela. Il étudie, il réfléchit, il essaye de comprendre comment tout cela s’insère dans ce qu’il a appris.

Car XunZi est d’abord et avant tout un confucéen pur jus. C’est la doctrine et les idées de Maître Kong qui coulent en lui, et qu’il essaye constamment d’expliquer et de développer.

Mais dans ce royaume de Chu, dans ce royaume du Sud, il découvre, ou au moins approfondi, l’école mohiste, l’école rivale de Confucius. Fondé par MoZi, dont on pense qu’il était un quasi contemporain de Confucius, son école s’est très vite divisée en trois branches, qui ont ensuite essaimé les différentes régions.

A l’époque des Royaumes Combattants, les mohistes sont très présents dans le sud du pays et ont développé un système philosophique extrêmement sophistiqué. Il y a une éthique, basée sur dix principes, une réflexion sur l’art de la guerre (indispensable à cette période), mais également tout une théorie de la langue dont on retrouve les traces chez XunZi.

Arrêtons-nous un instant sur celle-ci. La théorie linguistique des mohistes est assez difficile à étudier. Les plus grands spécialistes s’y cassent les dents. Burton Watson, à qui l’on doit la première traduction en anglais du livre attribué à MoZi, qui compile tous les enseignements de l’école qui lui est associé, a carrément retiré la partie concernant la linguistique. D’autres l’incluent, mais l’accompagnent aussitôt de tout un tas de notes pour essayer d’expliquer ce que ça veut dire.

La raison ?

Elle est double. La première, c’est que la moitié de l’ouvrage consiste en un dictionnaire technique des termes utilisés dans les cercles mohistes. Les définitions sont très courtes, extrêmement ramassées, un style que l’usage du chinois classique rend encore plus ambigu pour nos contemporains étant donné sa capacité à changer la nature des mots. En chinois classique en effet, le même caractère peut être un nom, un verbe ou un adjectif : seul le contexte et la pratique permettent de savoir.

La seconde, c’est que rien n’est présenté de façon systématique. On a affaire à des fragments, des morceaux de raisonnements épars, dont le mieux que l’on puisse faire est de proposer une hypothèse concernant le système dans lequel ils s’inscrivent.

Ce que l’on peut retenir, et ce que XunZi va retenir, c’est la formulation de l’une des premières théories modernes de la langue.

Pour comprendre le saut conceptuel effectué par les mohistes, il faut savoir que toutes les cultures ne considèrent pas la langue sous le même angle.

Les cultures de tradition orale ont une conception de la langue et du langage qui est très différente des cultures de tradition écrite. Les premières considèrent la langue sous un aspect presque magique. Dans cette conception, le mot est la chose, le mot désigne l’essence de la chose. Il y a un rapport extrêmement fusionnel entre les deux, d’où un certain nombre de conséquences pratiques. Par exemple les tabous linguistiques : des mots que l’on ne veut pas prononcer, parce que ce qu’ils est évoquent est trop puissant pour qu’on ait envie que la chose s’invite. Mais également l’importance de la poésie (qui commence toujours par être orale) : dire, c’est se faire le médiateur des puissances invisibles supérieures. Voir par exemple le début de l’Odyssée, qui bien que mise par écrit vers le VIII ième siècle avant notre ère continue à porter les marques de cette culture de l’oralité.

A l’inverse, dans les cultures écrites, le lien entre le mot et la chose devient utilitariste. Il n’est plus de l’ordre de l’essence, mais de la convention. Le mot est considéré comme une petite étiquette que l’on attache à la chose. Et cette petite étiquette peut être changée sans que la chose ne change. Le nom n’est pas un attribut essentiel, mais accessoire.

Les mohistes formalisent cette idée. Pour le dire avec les termes modernes des traducteurs : ils distinguent le nom (meng) de le chose en elle-même. Autrement dit ce qui se passe dans la tête et qui relève du langage, et ce à quoi cela renvoie dans le réel.

Les mohistes étaient également célèbres pour une série de paradoxes apparemment absurdes qu’ils arrivaient à expliquer en utilisant leur théorie. L’un des plus fameux dit : « un cheval blanc n’est pas un cheval ». Formulé de cette manière, cela paraît fumeux, mais, à nouveau, si l’on utilise les théories linguistiques modernes, c’est en réalité lumineux.

Pourquoi un cheval blanc n’est-il pas un cheval ? Imaginez que vous représentez par un cercle l’ensemble qui inclut tous les chevaux possibles. Puis, par un deuxième cercle, qui intersecte le premier sur une petite surface, vous représentez tout ce qui est blanc. A l’endroit où les deux se superposent, vous trouvez les chevaux blancs. Toute la question est alors de savoir ce qu’on entend par « cheval ». En regardant le schéma, on se rend compte que le mot cheval recouvre en fait deux réalités distinctes. La première, c’est l’ensemble en général (le cercle), la seconde, ce sont les éléments qui le composent. On pourrait remplacer par des lettres : soit l’ensemble C, composé de l’ensemble des différents ch existants. Sous cette forme, il apparaît évident qu’un C n’est pas un ch, et à plus forte raison, qu’un ch blanc n’est pas un C ! Ca serait confondre membres et ensemble.

Revenons aux affaires du royaume de Qi. Suite à d’habiles manœuvres du premier ministre Tian Dan, le royaume reprend le dessus. L’armée ennemie est défaite, son général, tué, et le roi de Qi revient au pouvoir. Celui-ci réouvre l’académie de Jixia, dans une forme plus élaborée et plus structurée.

En 275 XunZi revient au royaume de Qi pour en prendre la direction, position qu’il occupera pendant environ dix ans, jusqu’à ce qu’il ait quarante-cinq ans. Il a écrit plusieurs traités : c’est un confucéen connu et reconnu. Il est invité dans d’autres cours par des rois ou des ministres qui voudraient l’avoir à leur service. C’est finalement un vague complot contre lui qui le fait tomber : il est obligé de partir.

Cette fois, il voyage vers l’ouest, et arrive dans le royaume de Qin. Il commence par y développer des thèses politiques de la plus stricte obédience confucéenne, mais il est très vite troublé par ce qu’il voit.

Le royaume de Qin est en effet un royaume puissant, prospère, en pleine ascension, et, chose surprenante pour quelqu’un comme XunZi, c’est un royaume qui n’est basé sur à peu près aucun des principes confucéens. Il a été repris en main par un ministre particulièrement draconien qui a par exemple mis en place des châtiments extrêmement forts pour les plus petites offenses. Un incident résume l’ambiance : le prince héritier est accusé d’avoir enfreint la loi ; comme on ne peut condamner quelqu’un de la maison royale, ce sont donc son gardien et son précepteur qui seront punis à sa place.

Période de crise et d’apprentissage pour notre philosophe, que l’on voit dans les écrits de cette époque, où il incorpore peu à peu certaines idées prises chez les Qin qui lui auraient parues affreusement hétérodoxes quelques années auparavant.

Vers 260, alors que XunZi a une cinquantaine d’années, le royaume de Qin commence une campagne militaire contre le royaume de Zhao, le pays natal du philosophe.

Il se rend à la capitale de Zhao, et rencontre le roi, qui lui demande que faire : comment un vrai roi de l’antiquité se comporterait-il en ce qui concerne la tactique ? Réponse lapidaire de XunZi : « ce sont des considérations secondaires que l’on doit laisser aux maréchaux et aux généraux ». Mais il intègre désormais certains principes de la philosophie politique de Qin dans ses conseils et recommande ainsi que les « incitatifs soient généreux et que les punitions inspirent la crainte ».

Une alliance se dresse contre Qin, qui retardera de trente ans sa future puissance.

Vers 255, XunZi devient magistrat pour la première fois de sa vie. C’est l’occasion de mettre en œuvre ses théories et de multiplier le nombre de ses élèves.

Il continue à composer des traités, et c’est probablement à cette période qu’il compose le traité qui nous intéresse et qui est sobrement intitulé « la rectification des noms ».

(A suivre.)

Image : Philg88, CC BY-SA 3.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0, via Wikimedia Commons