Opération Epées de fer – Journal d’un civil (13) Les mots

Les mots.

La polémique autour de l’hôpital continue. La nuit n’a pas porté conseil : ce matin j’apprends qu’une synagogue en Tunisie a été incendiée. Pire : certains remettent en question jusqu’à l’incendie. Quelqu’un partage sur X un passage d’un livre qui résume la multitude d’injonction qui nous entoure en permanence :

« Une vieille histoire, probablement juive et rendue célèbre par Freud, raconte la mésaventure de cette femme qui frappe à la porte de sa voisine et lui demande de rendre la marmite qu’elle lui a prêtée quelques jours avant. « – Ta marmite ? répond la voisine. D’abord, tu ne me la jamais prêtée, ensuite elle était percée, et d’ailleurs je te l’ai rendue ». C’est la même logique est à l’œuvre dans l’opprobre :

(1) La Shoah n’a jamais eu lieu, et Israël est illégitime.
(2) Si la Shoah a eu lieu, Israël la reproduit en se comportant comme l’Etat nazi.
(3) Si Israël n’est pas nazi, c’est une puissance coloniale.
(4) S’il n’est pas une puissance coloniale, c’est un régime d’apartheid.
(5) Si ce n’est pas un régime d’apartheid, le peuple juif n’est pas un peuple, et il n’y a pas de raison pour qu’il n’y ait pas un Etat juif.
(6) Si le peuple juif est un peuple, nous vivons de toute façon dans un monde post-étatique et post-national : les Israéliens doivent eux aussi s’internationaliser, s’universaliser et ôter l’adjectif juif du nom de leur Etat. » (in Post sionisme, post shoah, de Elhanan Yakira).

Comme à chaque fois que ça chauffe dans la région, ça chauffe également pour nos coreligionnaires en diaspora. On ne compte plus le nombre de tags antisémites. Pire : un cocktail molotov a été jeté contre une synagogue en Allemagne.

Et comme toujours, les événements ont un impact sur le vocabulaire que nous utilisons. Depuis le sept octobre, les mots ont changé. On se remet à utiliser des mots qu’on avait oublié, ou qu’on aurait aimé oublier. Que ce soit en hébreu, en anglais ou en français, il y a une ribambelle de termes qui refont surface. Et certains sont utilisés, surprise, à tort et à travers. De façon approximative, au mieux, de façon mensongère, au pire.

L’un des nouveaux mots que j’ai appris depuis ce jour : tophet (תופת)qui désigne un massacre. Mais c’est son étymologie qui lui donne un éclairage particulier. C’était un lieu en dehors de Jérusalem, situé dans la vallée de la Géhenne, où était pratiqué un culte idolâtre à un dieu païen, Molokh. Quel genre de sacrifices ? Des enfants, qu’ils brûlaient.

Dans le même style, il y a le mot shekhol (שכול) qui désigne dans la Bible le fait de ne pas avoir d’enfants (comme dans Isaïe, 47, 9). A notre époque, il renvoie à quelqu’un qui a perdu un enfant à la guerre.

Les mots d’ordre militaire reviennent dans toutes nos conversations. Til (טיל) une rocket. Le mot, qui signifie « projectile » a été créé dans les années 50 par Tsahal, mais il n’a jamais décollé. Ce n’est qu’en 57, lorsque Tsahal a acquis des « projectiles guidés » (til munkhe) que le mot til a peu à peu remplacé l’anglicisme roketa. (Ces deux étymologies sont données par l’excellent compte HebreWords).

Le dôme de fer est également présent : kipat barzel. Kippah, comme la kippah, le mot voulant dire littéralement un dôme. A la base ils voulaient l’appeler le « dôme d’or », mais le mot a été considéré comme trop ostentatoire, et l’or est devenu du fer.

Les mots sont les briques de la pensée, les atomes de la réflexion. Toute forme de propagande commence par essayer de manipuler le langage, de brouiller le sens, de lui faire dire ce qu’il ne dit pas, ou ce qu’il ne veut pas dire, afin de rendre le clair, obscur et le net, flou.

D’où la nécessité régulière, de revenir examiner le vocabulaire. D’autant plus lorsqu’il concerne une actualité compliquée. Pour être sûr de ce qu’on dit, et pour essayer de penser de manière fine. C’est un combat de tous les instants et c’est une vigilance pénible à maintenir. Mais en ces temps où le monde entier commence à se tendre, il est nécessaire, il est indispensable, de faire ce travail. Interroger les mots, les mettre sur les bons maux, et combattre les mauvais discours.

Depuis bientôt quinze jours, les mêmes mots reviennent. Par exemple : colonisation, proportionnalité, génocide, pogrom, terroriste. Personne ne prend jamais la peine de les définir, ni de préciser, lorsqu’ils sont polysémiques, dans quel sens ils sont employés.

En temps normal, je consacre une partie de mon travail à ces questions sémantiques. Je travaille depuis plusieurs années sur un sujet qui est au croisement de la philosophie et de la linguistique et que j’appelle « rectification des noms ».

Cette approche se base sur deux moments de la philosophie chinoise classique. D’une part une série de passages que l’on trouve dans les Analectes de Confucius, et qui posent la notion. D’autre part un essai de XunZi intitulé Rectification des Noms, qui développe longuement ce qu’il entend par là.

La semaine prochaine, j’essayerai, en fonction du temps et de l’énergie dont je dispose, d’écrire quelques textes sur chacune de ces notions, afin d’en cerner l’étymologie et l’usage contemporain.

Fin du treizième jour, 19 oct. 2023.

La guerre ne doit pas nous empêcher de penser.