Opérations Epées de fer – Journal d’un civil (14) Hallah

Hallah.

Enfin le week-end advint. Enfin, vendredi est arrivé, et avec lui la promesse du shabbat. Enfin, un jour de répit, enfin, un jour de repos. Depuis quinze jours, c’est ce qui oriente ma semaine, depuis quinze jours, c’est le seul point temporel qui semble organiser le reste.

Cela fait des années que nous pratiquons le shabbat de façon traditionnelle, mais je sens cet ancrage temporel de façon beaucoup plus forte depuis que tout a commencé, un shabbat précisément.

Ce matin, nous commençons à tout préparer en ouvrant le colis de légumes. Nous sommes abonnés à un système qui, tous les quinze jours, livre un carton rempli de produits d’une ferme locale. C’est absolument délicieux, mais on ne sait jamais vraiment ce qu’ils vont mettre.

D’habitude on passe une sorte de commande le dimanche, où on sélectionne ce qu’on veut parmi les produits de la semaine. Il n’y aucune garantie de disponibilité, et le jeu consiste ensuite à inventer ce qu’on va bien pouvoir faire avec ces légumes, que parfois on découvre, un peu perplexe, pour la première fois.

Ce dimanche, l’histoire de la commande nous est complétement sortie de la tête. Jeudi, pourtant, le colis était là, devant notre porte, fidèle à la date. J’ai ressenti un sentiment de joie et de gratitude que je n’avais pas connu devant des légumes depuis fort longtemps.

Dans tout ce bazar que nous vivons, tout le monde continue. Les paysans continuent à cultiver et à récolter, le maraîcher continue à emballer, et les livreurs continuent à livrer. Et voilà que le comptoir de la cuisine déborde de couleurs et de parfums. De la laitue fraîche, des herbes aromatiques, des champignons, des tomates : les repas du week-end font être, comme il se doit, de vrais festins.

Petit changement dans notre routine : cette semaine, nous préparons nous-même les halots, ces pains de shabbat briochés et tressés. En général, par manque de temps, nous les achetons à la boulangerie en bas de chez nous, mais cette semaine, comme la semaine passée, quelque chose nous pousse à les faire nous-même, à retrouver des gestes familiers et familiaux pour renouer avec des histoires qu’on oublie trop rapidement.

Mon beau-père était un brooklynais pur jus, boulanger de profession, et connu pour ses bagels et ses halots. Nous avons un paquet de feuilles dactylographiées avec ses recettes, mais elles ont deux inconvénients. Le premier c’est que les quantités sont écrites de façon cryptée, en utilisant un système cryptographique basé sur une comptine en yiddish. Comptine que je n’ai toujours pas pris le temps d’écrire, mais que deux membres de la famille (au moins) connaissent.

La seconde, c’est que les quantités en question sont gargantuesques. Elles étaient prévues pour toute une boulangerie ! J’imagine que c’est quelque chose du style « prenez 30 kilos de farine », etc. Pas facile à adapter pour une famille de quatre.

Alors on demande à droite à gauche des recettes. Mais tout le monde répond de la même manière :

– Alors tu prends une grosse poignée de farine, tu ajoutes la levure…
– Combien de levure ?
– Oh ben tu le vois. Et ensuite tu ajoutes des œufs.
– Combien d’œufs ?
– Suffisamment pour que ça ait la bonne consistance.
– Mais c’est quoi la bonne consistance ?
– C’est quand c’est suffisamment élastique et pas collant.

Et la conversation peut continuer comme ça pendant des heures. En réalité toutes les recettes traditionnelles sont de cet acabit. Parce que la cuisine n’est pas une science exacte, mais une histoire qui se transmet en direct.

Heureusement ma femme a vu son père préparer la hallah des centaines de fois. Alors en combinant ses souvenirs et la recette du livre de cuisine qu’on utilise, on se retrouve avec une jolie pâte, qu’elle façonne ensuite selon la technique secrète de son père.

Shabbat arrive bientôt, il faut finir de préparer avant le coucher du soleil. Ce soir, on allumera une bougie de plus afin que la lumière continue à grandir. Shabbat shalom. – fin du 14ème jour, 20 oct. 2023