Journal d’un civil (92) Shabbat shemot

Samedi 6 janvier.

Hier j’ai éteint le téléphone pendant que Nasrallah, le dirigeant du hezbollah qui se cache dans un bunker, quelque part au Liban, depuis des années, déblatérait à la télé. C’était son deuxième discours de la semaine. Deux jours auparavant il avait parlé près d’une heure pour ne pas dire grand-chose, et vendredi, il avait commencé à parler pour ne pas dire grand-chose non plus. La vraie question qui nous intéressait ici, était de savoir ce qu’il allait faire suite à l’élimination des membres du hamas dans la banlieue de Beyrouth. Le principal, Salih Al-Aruri, étant maintenant inhumé, quel allait être la réponse militaire du hezbollah ?

Shabbat commence tôt, j’ai éteint le téléphone vers 16h15 sans avoir la réponse.

Le lendemain, la température a remonté. Le ciel est dégagé, pas de pluie, et il fait presque bon. On commence par aller au parc pour que les enfants jouent un peu, et on fait connaissance avec quelques voisins. Le parc en question n’est pas grand, et il sert de point de ralliement aux personnages âgées du quartier. Ils ont installé des chaises en plastique qui restent là en permanence, et, comme les maisons sont juste à côté, ils peuvent s’interpeller directement d’un côté de la rue à l’autre.

Une des grand-mères, qui est encore à la maison, crie à une autre, qui est déjà dehors :
– Tu veux un thé ou un café ?
– Un thé !
– Un sucre ou deux sucres ?
– QUOI ?
– UN SUCRE OU DEUX SUCRES ?

Et ça continue comme ça jusqu’à ce que les deux copines soient assises sur leurs chaises, dans le soleil du matin, à profiter d’une tasse fumante.

Vers dix heures et demie, après la prière du matin, on retrouve les amis dans le parc qui est à côté de la synagogue.

On voit une amie qui habite le quartier et qu’on croise pour la première fois depuis le samedi noir. Son mari est au front depuis ce jour-là. Il revient de temps en temps, deux jours par-ci, deux jours par-là. Mais elle est globalement toute seule à la maison avec ses deux enfants.

La maison est une petite maison basse qui ne paye pas de mine de l’extérieur. On en voit des dizaines de ce type à Be’er Sheva. Des murs en parpaings peints en blanc, un toit basique, une petite cour devant. Le genre de maison qu’il a fallu construire rapidement avec des matériaux bon marché, à l’époque où la ville se développait et où les murs durs remplaçaient les murs mous des tentes.

Elle est psychologue, spécialisée dans la thérapie de couple. Elle raconte qu’elle n’a pas travaillé depuis le début de la guerre. Pour une raison pratique dans un premier temps : les hommes sont au front, les couples sont séparés. Pour une raison personnelle dans un second temps. Elle dit (je paraphrase) : comment est-ce que je peux aider les gens, quand moi-même je suis à ce point en vrac ?

Elle raconte également à quoi a ressemblé les premiers jours. Toute seule, avec deux enfants, dans une maison sans protection. Les premiers jours, les terroristes infiltrés n’étaient pas encore tous neutralisés. On savait que certains étaient arrivés jusqu’à Ofakim (vingt kilomètres d’ici), mais rien ne nous disait qu’il n’y en avait pas jusqu’à Be’er Sheva. La mairie avait même envoyé des messages dans ce sens.

L’amie nous raconte que les premiers jours elle n’est pas sortie. Et que lorsqu’elle a dû sortir, c’était pour faire les courses. Elle ne savait pas quoi faire : emmener les enfants ou les laisser à la maison ? Le supermarché est à cinq minutes à pied : elle a pris les deux avec elle.

Elle raconte qu’elle s’était également préparée à l’éventualité où quelqu’un parviendrait à entrer dans la maison. Des couteaux, placés un peu partout, au cas où. Pour se rassurer et pour avoir quelque chose pour se défendre. Pas aussi efficace qu’une arme à feu, mais que faire ?

Elle pensait être ridicule à s’organiser de cette manière, jusqu’à ce qu’elle en discute avec ses voisins. Dans la rue, tout le monde avait fait la même chose.

Depuis, son mari est toujours au front. Elle n’arrive pas à travailler. Les enfants sont repartis à l’école. Alors elle est sur Tik-tok. Pas pour passer le temps, mais pour expliquer ce qu’il se passe ici. Pour ajouter sa voix à celle de tous les autres Israéliens qui se sont mis à parler, en espérant que peut-être, quelque part, quelqu’un entendra.

La journée passe tranquillement. On déjeune, on se repose un peu, on lit des livres. J’étudie la parasha de la semaine, et je me plonge dans les différents commentaires, à la recherche de mots ou d’expressions particulières qui demandent à être étudiées plus en détail.

Vers 17h30, on dit la havdalah. Quelques minutes plus tard, shabbat est officiellement fini dans notre maison : la semaine commence.

Pour une fois je ne rallume pas le téléphone immédiatement. On regarde un film tous ensemble (Madeline, une très jolie histoire qui se passe dans le Paris de l’après-guerre) et on profite des derniers moments de calme avant le tumulte de la semaine.

Les enfants vont se coucher et je commence à regarder les nouvelles. Voici ce qu’on apprend :

🔹En premier lieu, oui le hezbollah nous a tiré dessus. Première salve vers 8h05, deuxième, un peu moins forte, une heure plus tard.

🔹Le premier ministre libanais a déclaré, à l’issue d’une réunion avec les Européens : « nous sommes des partisans de la paix, pas des combattants, nous aspirons à la stabilité et nous menons des pourparlers à ce sujet. […] Tout bombardement à grande échelle dans le sud du Liban entraînera une escalade généralisée. La résolution 1701 exige l’arrêt des violations de la souveraineté par Israël et le retrait [d’Israël] de nos territoires occupés. »

🔹Le destroyer américain USS Laboon a abattu un drône envoyé par les Houthis, à proximité de plusieurs navires commerciaux.

🔹Les Iraniens ont lancé un nouveau navire appelé Abu Madhi. Hossein Salami, le commandant en chef des gardiens de la révolution a déclaré à cette occasion : « Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une bataille totale avec l’ennemi ».

🔹La ministre des affaires étrangères française déclare sur X/Twitter : « J’ai appelé le ministre iranien A. Abdollahian et lui ai fait passer un message très clair : le risque d’embrasement régional n’a jamais été aussi important ; l’Iran et ses affidés doivent immédiatement cesser leurs actions déstabilisatrices. Personne ne gagnerait à une escalade. »

🔹Le secrétaire d’état américain a commencé sa quatrième tournée depuis le début de la guerre. Il a commencé par la Turquie et devrait être en Israël lundi. Il a déclaré (en Grèce ) : « La frontière entre Israël et le Liban est l’une des préoccupations majeures et nous voulons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour nous assurer qu’il n’y a pas d’escalade. »

L’escalade, tout le monde dit la redouter, tout le monde dit ne pas la souhaiter : alors pourquoi la résolution 1701 n’est toujours pas appliquée ?

Puisse la semaine être porteuse de bonnes nouvelles. Shavoua tov.

Fin du 92ème jour, 6 janvier 2024, 25 tevet 5784.