Journal d’un civil (93) Ce 7-ci et ce 7-là

Dimanche 7 janvier.

Ce matin la journée a commencé tôt, et le café coule abondamment. Il a fallu d’abord s’occuper des enfants, puis faire le ménage de l’après-shabbat, une activité toujours passionnante.

Vers dix heures, on sort pour aller prendre un brunch chez des amis qui habitent au bout de la rue. Ils ont emménagé dans leur appartement peu de temps après nous, et tout est déjà parfaitement en ordre. Ils ont repeint les murs, ils ont installé leurs affaires, et, comble du luxe, ils ont même des étagères remplies seulement à moitié. Peut-être faut-il préciser qu’ils sont en train de faire l’alyah et que toutes leurs affaires sont encore quelque part dans un entrepôt aux Etats Unis.

On mange, on se ressert du café, et on discute des derniers événements. Aujourd’hui, on apprend que l’un de leurs amis est bien détenu comme otage à Gaza. Au début de la guerre ils n’étaient pas sûrs, parce que la frontière entre otages et disparus était poreuse. Il reste un certain nombre de corps non-identifiés, et les listes ne sont pas certaines. Mais maintenant les choses semblent établies : il est à Gaza. Il rendait visite à sa petite-amie dans l’un des kibboutz ce shabbat-là. Elle aussi a été enlevée mais a ensuite été relâchée.

A nouveau cette idée me revient en tête : en Israël, il n’existe pas à six degrés de séparation entre les personnes ; deux trois tout au plus. La maille du tissu social est plus resserrée, raison pour laquelle lorsqu’il est attaqué nous le ressentons plus fort.

Trois mois après le 7 octobre, on commémore un autre 7, celui du mois de janvier 2015 : le massacre à Charlie Hebdo.

Neuf ans après, j’ai encore du mal à l’évoquer.

L’année avait mal commencé. Il y avait une ambiance morose le soir du 31, dans mon entourage personne n’avait rien voulu faire.

Je me revois dans mon petit appartement parisien, assis le fauteuil où je travaillais, une couverture sur les genoux tellement il faisait froid en ce matin de janvier.

Et l’information qui arrive par bribes. La situation qui empire, les crises successives dans les jours qui suivent, la prise d’otages dans le supermarché casher.

Dans mon souvenir, les choses se mélangent. Les dates, les événements, les lieux. Je n’ai pas une très bonne mémoire, mais je me rends compte aujourd’hui, à quel point ce genre d’événements plonge en plus la population civile dans un environnement qui ne favorise pas une mémoire vraiment utile. Raison pour laquelle, entre autres, je tiens ce journal, que j’ai également tenu à chaque cycle de guerre que nous avons vécu depuis notre arrivée à Be’er Sheva.

Je me revois envoyer un message à une amie proche, qui avait travaillé à Charlie Hebdo pendant ses études. Elle avait rencontré Cabu, un de ses héros, et elle me racontait, à l’époque, avec délice leurs conversations.

Son trait, comme celui de Wolinski, font partie de ma grammaire visuelle. Je repense à une interview de Cabu, qui était debout avec un carnet, et qui dessinait une église qui se trouvait à côté de chez lui. Il expliquait qu’il essayait régulièrement de la dessiner, mais qu’il n’arrivait jamais à la saisir correctement. Alors il recommençait, encore et encore : peut-être qu’un jour il serait satisfait !

C’est la phrase qui me revenait sans cesse en tête pendant ce mois de janvier tragique : ils ont assassiné Cabu. La chose me paraissait surréaliste.

Les attentas islamistes, beaucoup moins. Tout était déjà en place pour une crise terrible dans le pays depuis des années. J’aimerais dire que, depuis, la situation s’est améliorée.

De cette période, j’ai encore un journal, mais il n’est pas de moi. Il a été écrit par mon rabbin, qui est Américain. Il avait envoyé une longue lettre à tous ses contacts aux USA pour raconter ce qu’il se passait, et comment il avait vécu cette semaine tragique.

Je l’ai relue pour essayer de remettre un peu d’ordre dans mes souvenirs, et un passage en particulier m’a frappé. Un passage qui me semble illustrer le nœud de beaucoup de problèmes qui continuent et qui ont contribué à faire le monde de 2024. Je le reproduis ici avec son autorisation.

Il écrivait, le 15 janvier 2015 :

« Dimanche matin, j’ai participé à une cérémonie inter-religieuse qui précédait un service religieux protestant. Un imam, un prêtre, le pasteur du temple, ainsi que moi-même, avons parlé de tolérance et d’unité. C’était une cérémonie dont je suis très heureux qu’elle ait eu lieu, mais qui m’a aussi troublé.

« Je connais bien mes collègues ecclésiastiques et j’ai confiance en leurs espoirs, leurs désirs et leurs bonnes intentions. Ceci étant dit, j’ai été profondément troublé par le fait que l’idée originelle de la cérémonie était de commencer par allumer 21 bougies – 17 pour les victimes, 3 pour les terroristes tués et une grande bougie générale pour les victimes du terrorisme partout dans le monde. J’ai fait savoir que, bien que je comprenne que cela puisse faire partie de leur impératif théologique, je ne pouvais accepter une cérémonie mettant le bourreau sur le même plan moral que la victime. Par conséquent, trois bougies ont été placées à l’écart des autres.

« Par ailleurs, j’ai également été gêné par les propos de l’imam – une personne formidable – qui ne voyait tout simplement pas que son interprétation de l’islam (celle qui a ma préférence) n’est en réalité pas la seule interprétation acceptable par les musulmans. Il a essentiellement déclaré que les terroristes ne pouvaient pas être musulmans parce que, je suppose, ils ne correspondaient pas à son interprétation plus ouverte et plus tolérante. Je reconnais que l’islam radical est peut-être une version extrême de la religion musulmane, mais il n’y est certainement pas étranger. Et c’est un problème que non seulement les musulmans libéraux, mais aussi nous tous en Occident, devons avoir le courage de regarder en face un jour, si nous voulons vraiment vaincre le démon.

« Enfin, la cérémonie m’a dérangé et m’a inquiété parce que… voilà une foule de gens qui se rendaient simplement à leur lieu de culte, des protestants en l’occurrence, avec les portes d’entrée grandes ouvertes et sans police ni sécurité à l’extérieur !

« Ce qui pourrait être normal pour la population chrétienne non juive de France, devient effrayant d’un point de vue juif. Je me suis rendu compte que personne n’était aussi sensible à ces préoccupations que n’importe quel juif français d’aujourd’hui. Et le fait de savoir que j’ai été formaté par les circonstances (lire « déformé ») pour penser qu’il est « juste et normal » de s’inquiéter des mesures de sécurité avant de rassembler des gens dans un contexte juif, est l’un des signes les plus sûrs de la maladie de notre époque.

« Pourtant, en dépit de ces complexités, je suis heureux que la cérémonie ait eu lieu. Et même si elle n’a pas été à la hauteur de mes espérances, il y a un truisme dans la vie : si l’on veut changer les choses, il faut partir de là où sont les autres pour les amener là où l’on pense qu’ils devraient être ! » (Traduit de l’anglais, Rabbi Touvia Cohen)

Fin du 93ème jour, 7 janvier 2024, 26 tevet 5784.