Journal d’un civil (88) Le bricolage

Mardi 2 janvier.

Ce matin il pleut. Il pleut, il pleut, il pleut. Lorsque j’ouvre les persiennes, ça tombe de partout. Les gouttières débordent, les rigoles bouillonnent, le bitume est saturé. Ce qui veut dire une chose : l’hiver commence à Be’er Sheva.

Cela fait quinze jours que la température a chuté et que j’utilise des bouillottes et des couvertures dans toutes les pièces. Les appartements israéliens sont comme les appartements japonais. En général mal isolés et on sent l’hiver passer. Je ne regrette qu’une chose : ne pas avoir de kotatsu (炬燵), ces petites tables bordées d’une couverture, en-dessous de laquelle est installée une chaufferette. J’y passerais mes journées.

A la place, j’installe une couverture et une bouillotte sur mes genoux ou contre mon dos, et j’essaye de ne pas penser au thermomètre.

Ce matin, on va accrocher les tableaux aux murs. Séance bricolage en bonne et due forme. C’est-à-dire : planification, préparation, exécution et nettoyage.

On a des tableaux dans tous les coins, qui ont été emballés parfois un peu à la va-vite. La première étape est de faire le point, retrouver ce dont on a besoin et décider où on va les installer.

Puis il faut trouver les outils, prendre les mesures, faire les trous, installer, tester, et vérifier que c’est droit avec un niveau. On fait la chambre des enfants, une partie du bureau de ma femme, et puis je me rends compte qu’il me manque des chevilles pour le placo. J’arrête donc là pour ce matin, et je nettoie tout avant de ranger.

J’aime bien bricoler : ça me donne de l’énergie et j’ai l’impression d‘avoir accompli quelque chose. Sentiment que je n’ai pas souvent ces derniers temps, maintenant que mes journées de travail se sont évaporées, et que ma seule possibilité d’écriture est le présent journal.

J’ai décidé depuis peu de faire un peu plus attention à mon état d’esprit général. Cela fait quelques jours que j’ai l’impression d’être dans le creux de la vague et je veux m’assurer que je ne tombe pas.

J’utilise un outil simple. Dans tous les services médicaux israéliens (comme dans beaucoup d’autres endroits j’imagine), on trouve une échelle graduée de 1 à 10, avec des dessins qui vont d’un smiley vert qui sourit à un rouge qui semble vraiment mal en point. L’échelle sert au patient à montrer où se situe sa douleur. C’est une échelle subjective, mais elle permet d’évaluer facilement quelque chose sur lequel il est parfois difficile de mettre des mots.

J’utilise la même chose pour ma santé mentale. Je me pose la question, deux trois fois par jour, de savoir où je me situe sur une échelle de ma composition, qui va de tout va bien (10) à gros coup de grisou (1). Aujourd’hui j’ai commencé la journée à 9, j’étais vers 6 en début d’après-midi, et 3 en fin d’après-midi.

Maintenant que j’ai mangé et que tout est calme, je suis remonté vers 5 : bien, mais pas top. Je me rends compte en faisant cet exercice à quel point mon état d’esprit est lié à mon estomac et au moment de la journée. Fin d’après-midi, j’ai faim et je suis fatigué. C’est peut-être l à que j’ai besoin de prévoir un en-cas conséquent et une source de caféine.

Vers dix-neuf heures, on apprend une nouvelle extrêmement importante : Salih Al-Aruri, un des hauts dirigeants du hamas, a été tué par un drone. Il avait été relâché lors de l’accord Shalit, et est décrit comme « le numéro 2 de l’organisation ». Le lieu où il est passé ad patres est particulièrement significatif : la banlieue de Beyrouth. [note : il me semble que c’est dans une zone qui est connue pour être un bastion du hezbollah, mais je n’arrive pas à trouver de confirmation.] Ce qui est cohérent avec la demande du premier ministre israélien, qui avait dit publiquement, lors d’une conférence de presse au mois de novembre, que tous les dirigeants du hamas étaient des cibles légitimes, où qu’ils se trouvent.

Les informations arrivent peu à peu, mais voilà les principaux points que l’on apprend :

🔹Numéro deux du bureau politique du hamas, mais considéré comme beaucoup comme le numéro un de facto.
🔹A cofondé la branche armée du hamas, les Izzedine Al Aqsam brigades.
🔹Dirige les opérations militaires du hamas.
🔹C’est lui qui était derrière la vague de terrorisme qui agite la Judée Samarie/Cisjordanie ces dernières années.
🔹Il était derrière l’enlèvement des trois jeunes gens qui a déclenché la guerre contre Gaza en 2014.
🔹Les chaines palestiniennes le surnomment « Engineer Tufan Al-Aqsa », c’est-à-dire l’ingénieur de l’opération déluge d’Al Aqsa (= les attaques du 7 octobre).
🔹Il était recherché par les Américains, qui offraient une prime de 10 millions de dollars pour des informations le concernant.
🔹Sa sœur déclare immédiatement après : « Allah nous a honorés avec la mort de mon frère. Chaque jour, il priait pour être un martyr. Je m’en félicite et j’en félicite toute la Palestine… la victoire est en route… »
🔹Sa mère déclare sur Al Jazeera : « C’est la meilleure des joies. Il y a longtemps qu’il souhaitait mourir en martyr. Il m’a dit que tous ses amis étaient morts martyrs depuis longtemps et que lui ne l’était pas encore. Il est resté. Il est en retard. Il voulait vraiment mourir comme ça. »
🔹Les commentaires Facebook des gazaouis semblent très négatifs : « 25 000 personnes ont été tuées et vous faites tout un plat d’une personne de plus ? » écrit l’un d’eux. « Il n’y a pas de personnalité plus marquante et plus importante que les personnes elles-mêmes » écrit un autre.
🔹Le premier ministre libanais a demandé au ministre des affaires étrangères de déposer une plainte auprès de l’ONU, à propos « de l’explosion qui a eu lieu à Beyrouth ».
🔹Ses funérailles devraient avoir lieu le 4 à 15h00, à Beyrouth.
(Sources : ToI, AAE et Jpost).

Reste maintenant à savoir quelle va être la réaction des Libanais en général et du hezbollah en particulier. Nasrallah est censé parler demain mercredi à 18h00, pour marquer le troisième anniversaire de la mort de Qasem Soleimani, l’ancien général iranien tué par les Américains en Iraq.

Un peu avant vingt heures, je lis un Tweet de Noémie Halioua, journaliste pour i24 news, présente sur le front nord, qui dit « suite à la mort de Salah al-Arouri, le Hezbollah menace de tirer ce soir des missiles dans la région de Tel Aviv. » Elle semble très inquiète pour la suite, mais le dit avec humour et délicatesse :

« Tweet éminemment égocentrique.
« Mon livre sur Sarcelles est sorti une semaine avant l’invasion de l’Ukraine (j’ai considéré Poutine comme responsable de sa mort médiatique).
« Mon livre sur l’amour devait sortir une semaine avant le pogrom du 7 octobre (j’ai considéré le Hamas comme responsable de sa mort potentielle mais ai supplié mon éditeur de sauver la sortie pour mieux sauver l’amour – on l’a repoussé à mi-janvier).
« De façon cruellement égoïste, je crains que le Hezbollah fasse éclater une nouvelle guerre qui embrase le Moyen-Orient et tue ce nouveau manuscrit qui m’a arraché à la vie sociale un an durant.
« Et sinon, pour connaître le calendrier des guerres à venir c’est simple, demandez-moi quand est prévue la date de sortie de mes livres (alors que tout le monde sait que sinon je ne ferai que des best-sellers reconnus d’utilité publique – ou pas).
« Voilà, je préfère en rire alors que j’ai le ventre tordu d’angoisse de ce qui nous pend au nez. »

Fin du 88ème jour, 2 janvier 2024, 21 tevet 5784.