Journal d’un civil (87) Le 87 octobre

(Lundi 1er janvier.)

Aujourd’hui, le monde occidental célèbre le nouvel an. Comme disait un de mes maîtres : « bonne fête de la circoncision d’un Juif très connu ! »

Tout le monde célèbre la possibilité d’un renouveau, la remise à zéro des compteurs, l’espoir que quelque chose de neuf se mette en place, et que ce neuf ne soit pas identique à l’ancien.

Mais, comme l’écrit une de nos amies, pour les Juifs en général et les Israéliens en particulier, la date n’a pas avancé. Nous sommes toujours en octobre, et, à suivre le compteur qui apparaît dans toutes les sources médiatiques, on a l’impression d’être au 87ème jour de ce mois d’octobre.

Date imaginaire, date absurde, date tragique.

Nos ennemis, eux, ont décidé de marquer le coup. Peu après minuit, le hamas envoie un tir de barrage à partir de la bande de Gaza sur le centre du pays. Une vingtaine de missiles, qui sont arrêtés par le dôme de fer.

En Israël, le premier janvier est une date comme une autre. Ce n’est pas un jour férié, ni même un jour chômé. C’est juste la date de changement du calendrier général. Celui qu’on utilise par commodité, parce que c’est le calendrier qui a fini par devenir universel. Gageons qui si un jour c’était un autre calendrier qui devenait le standard international, il serait aussitôt adopté par les Israéliens, toujours pragmatiques. Mais, en même temps, le calendrier hébraïque, le calendrier traditionnel, est toujours en usage. La date hébraïque est notée partout : sur les journaux comme sur les agendas.

Une seule communauté à ma connaissance célèbre le nouvel an : les Russes (il serait plus exact de dire les russophones), qui représentent environ 15 % du pays. La fête s’appelle Novy God, et les traditions qui y sont rattachées rappellent le Noël qu’on connaît en occident. Sapin, repas en famille, figure du vieux monsieur qui donne des cadeaux aux enfants (appelé Grand-père Givre), mais accompagné d’une figure féminine appelée Demoiselle des neiges, qui est sa petite-fille.

Ce matin, je lis les nouvelles sur Internet. Je vois par exemple qu’ « un incendie se déclare près du feu d’artifice du Nouvel An à Dubaï. » Un peu plus loin « les corps de 12 terroristes seront remis à l’Autorité palestinienne ». Il s’agit de douze personnes qui ont essayé de commettre des attentats contre des civils israéliens. Et dans le même ordre d’idée : « Rapport : 2 Arabes israéliens ont planifié un attentat à Eilat ». Eilat qui est pourtant un endroit relativement calme en général, si ce n’est les missiles qu’envoient les houtis. Autre information : « Arrestation d’un dixième suspect dans le cadre de l’enquête sur les attentats de Paris. » Quels attentats ? Il faudra que je lise l’article.

Mais c’est l’information suivante qui m’étonne : « Poutine félicite Netanyahou à l’occasion du Nouvel An. » Qui félicite qui ? Quoi ?

Il y a quelque chose qui cloche. Je continue à faire défiler les informations, mais il me faut un moment pour comprendre le problème : j’ai tapé la date dans la barre de recherche sans mettre l’année complète, et le site a corrigé de lui-même. Au lieu de m’envoyer au 31 décembre 2023, il m’a renvoyé au 31 décembre deux mille… quinze !

Le plus piquant ? Il m’a fallu cinq dépêches pour m’en rendre compte. Plus ça change, plus c’est la même chose.

Dans l’après-midi on ressort avec les enfants. On profite d’une journée encore agréable pour les emmener au parc, et pour se promener un peu. Ma sciatique reprend et j’ai à nouveau du mal à marcher. Le retour prend plus de temps qu’il n’en faudrait normalement.

Une fois à la maison, on regarde un film tous ensemble. Cet après-midi, c’est la petite sirène, la version Disney de 1989. Cela doit faire trente ans que je ne l’ai pas vue. Je ne me souviens pratiquement de rien, j’ai l’impression de voir un film inédit. Ma femme connaît toutes les chansons par cœur, mais mon fils demande un peu de silence : lui ne le connaît pas encore !

(Il y a quelque chose d’amusant que je constate en revoyant ces vieux films pour enfants. Maintenant que je suis père, je vois les histoires et les personnages sous un tout autre angle. Et je comprends beaucoup mieux le point de vue des parents. Cela m’a frappé dans Beethoven, où le père est montré comme quelqu’un de rabat joie, qui n’est pas content de devoir s’occuper du chien. J’ai probablement pensé la même chose lorsque j’avais dix ans. Mais maintenant je comprends bien le problème qu’il soulève. Car dès qu’il y a un problème avec le chien (dix fois par jour vu sa taille), c’est lui qui doit s’en occuper. Ranger, laver, réparer, c’est pour sa pomme ! Les enfants ont tous les avantages et lui tous les inconvénients. On comprend qu’il soit parfois un peu las. Fin de la parenthèse).

En fin de soirée, on reste sur le canapé avec ma femme à discuter. Une remarque qu’elle a fait il y a quelques jours résonne tout particulièrement. Elle se demandait à quel moment il faudrait accepter la situation actuelle comme étant la nouvelle situation normale.

Je me rends compte que c’est une question centrale. C’est la même qui flottait dans l’air, un peu rance, au moment du Covid. Toute la difficulté de cette période était justement d’arriver à maintenir un air de normalité dans un moment qui ne l’était pas, mais dans un moment qu’on savait temporaire. Les pandémies ne durent pas des décennies, et les confinements ne pouvaient pas devenir une solution durable. Il y aurait un retour à la normale, d’une manière ou d’une autre.

Mais en période de guerre ? Nous sommes déjà au 87ème jour, et tous nos dirigeants disent que ça va durer. Certaines brigades ont commencé à quitter Gaza. On apprend que les kibboutz qui se trouvent dans l’enveloppe (la zone israélienne tout de suite à côté de la bande de Gaza) vont peut-être pouvoir réaccueillir leurs habitants. Mais quid du nord ?

Alors peut-être est-il temps d’arriver à cette conclusion : c’est le nouveau normal. C’est la réalité avec laquelle il faut faire, aujourd’hui, maintenant. Peut-être qu’il faut arrêter d’attendre le retour à la normale. Parce que la normale a disparu le 7 octobre, et que, quoi qu’il arrive, lorsque la guerre sera finie, la normale sera différente.

J’ai beaucoup de mal avec cette idée. Parce que ma vie actuelle est assez loin de ma vie habituelle, et que l’idée que ça n’est que temporaire me permettait de tenir. Mais le temporaire s’installe et semble ne pas avoir de fin en vue.

Aujourd’hui, plus que jamais, 87 octobre.

– Fin du 87ème jour, 1er janvier 2024, 20 tevet 5784.