Journal d’un civil (79) Haim Nahman Bialik

Dimanche 24.

Dimanche matin, les nouvelles du jour ressemblent aux nouvelles de la semaine dernière. Si je ne faisais pas un effort, je croirais presque que tout est normal. Mais le normal auquel je ne veux pas m’habituer est constitué de la guerre qui continue, avec son cortège d’ombre, à quarante kilomètres de chez moi, de soldats qui tombent au champ d’honneur, d’otages dont on n’a toujours pas de nouvelles mais dont on retrouve parfois le corps sans vie dans un de ces tunnels de la terreur, et d’une région instable qui ne demande qu’à s’embraser, entre autre parce que la main de l’Iran agite tous les groupes à nos frontières comme des marionnettes aux sourires sinistres.

Bref, un dimanche matin comme un autre en Israël après le 7 octobre.

La journée est consacrée à la relaxation et à la maison. Le shabbat a beau être le jour de repos, lorsqu’on a des enfants en bas âge, le vrai jour de repos est celui où ils repartent à l’école. Il faut alors ranger la maison, nettoyer et tout mettre en ordre de marche pour la semaine.

Le bruit des avions continue, mais moins fort et moins fréquent qu’hier. Je me demande si j’arriverai à m’y habituer un jour. A chaque avion de chasse qui passe, le corps entier se tend, prêt à l’action, prêt à bondir si une sirène se déclenche. Mais rien ne se produit. Les avions qui passent ainsi sont au départ, nous n’avons rien à craindre. Le cerveau reptilien s’en moque : il est toujours prêt. Cette alternance de tension et de tentative de relâchement est fatigante.

Ma femme est allée à une bris la semaine dernière à Ramat Bet Shemesh. A peine une heure de route de chez nous, mais elle m’a dit qu’il n’y avait aucun bruit. Et que le contraste était saisissant.

A quatorze heures, mon fils revient de l’école. Il saute du bus scolaire, il prend son sac et va immédiatement s’installer sur les marches pour l’ouvrir. Il en sort un petit carnet et le dessin d’un cheval. Il me montre ça et dit, avec un grand sourire, « c’est Haim Nahman Bialik ».

Le petit carnet a été fabriqué par la maîtresse. Il est constitué de pages qui ont été photocopiées et assemblées avec des agrafes. Chaque page comporte un petit poème, des petits poèmes de Haim Nahman Bialik, qui est considéré, en Israël, comme le poète national, un peu à l’image de Victor Hugo en France.

On va jouer au parc, et mon fils continue son éloge de Bialik. Il fait des tours de trottinette en chantant quelques-uns des poèmes, qui ont été adaptés en chansons. A chaque fois qu’il croise quelqu’un, il lui montre le recueil et dit : « Haim Nahman Bialik ! » Le plus grognon des Israéliens se mettrait immédiatement à sourire en entendant cela.

Je demande à mon fils s’il veut aller à la bibliothèque pour voir si on peut trouver des livres de Bialik. Il fonce à la maison pour se préparer. On emmène le reste de la famille, et nous voilà partis dans une nouvelle aventure, à la recherche de livres pour en apprendre plus sur la vie et l’œuvre d’un poète.

Je dois reconnaître que je le connais de loin. Sa poésie est écrite en yiddish et en hébreu, et même en hébreu elle est difficile. Ce qui fait qu’il est dans ma liste des écrivains « à découvrir un jour ». Mais il est au programme de maternelle, alors voilà Bialik qui s’invite dans notre vie.

Je tombe en particulier sur ce qui est considéré comme son grand poème, qu’il a écrit en 1904, un an après le pogrom de Kichinev. Ça a été un moment déterminant dans l’histoire des Juifs d’Europe de l’Est, un moment traumatisant. Le fait que Bialik écrive un poème un an après est comme une réponse à la question que je me posais il y a quelques temps sur la possibilité d’écrire après le 7 octobre.

Nous passons un grand moment de l’après-midi à la petite bibliothèque qui se trouve non loin de chez nous. Aussitôt arrivé, mon fils va voir le bibliothécaire et demande : « Haim Nahman Bialik? » Il ajoute est-ce que vous avez des livres de Bialik ? Et le voilà parti avec le bibliothécaire à la recherche des livres pour enfants de Bialik. On trouve le conte des légumes et une fable sur les poules et le renard.

On farfouille, on furète et on trouve d’autres livres amusants. Ma fille est fascinée par un livre sur les princesses et par un livre avec un chien qui a gros nez rouge sur lequel on peut appuyer à chaque page et faire pouet pouet.

Le soir, on regarde les chansons inspirées par les poèmes de Bialik, et je ressens beaucoup de gratitude pour cette équipe qui a réussi à instiller l’amour de la poésie chez un petit garçon de quatre ans et demi, et à faire d’un poète un de ses héros pour quelques jours.

Une fois les enfants au lit, on veut regarder un film, mais se pose un problème inédit. Ou plus exactement un problème classique qui se reformule sous un angle inédit : quel film regarder ? D’habitude, on passe un long moment à regarder les films disponibles et on cherche quelque chose que tout le monde a envie de voir. Pour reprendre le mot de l’Ecclésiaste : les mauvais films se multiplient.

Mais l’angle est nouveau : quel film arriverons-nous à supporter émotionnellement ? Deux heures d’investissement, mais que regarder maintenant que notre cœur est en vrac et que nos émotions sont à fleur de peau ?

On fait défiler la liste de recommandation. Un film de guerre ? Non merci. Un film d’action ? Impossible de regarder sereinement une explosion ou un avion qui décolle. Un film dramatique ? Je n’ai pas la capacité d’ajouter un micro-émotion de plus dans le sac que je trimballe accroché quelque part dans mon inconscient. Une comédie ? Encore faudrait-il qu’il y ait quelque chose de vraiment drôle dans la liste.

Après dix minutes d’hésitation, on ferme l’ordinateur. Ce soir ce sera martini, et soirée tranquille.

Tranquille, mais le bruit continue. Les voisins parlent fort. Dans la chambre, j’entends leurs conversations comme s’ils étaient à côté. L’un d’eux s’exclame : « mah pitom kappara ! »

C’est la phrase la plus israélienne du monde. Le genre de phrase qu’on n’arriverait pas à sous-titrer dans un film. A la place il y aurait une phrase descriptive qui dit « meuble la conversation en hébreu ».

Mah pitom kaparah : littéralement « quoi soudain expiation ». Ça paraît clair, non ?

Mah pitom, soudainement, est une expression toute faite qui veut dire « arrête ton char » et kappara est un terme affectueux, quelque chose comme « mon poulet ». Mah pitom kapparah, c’est ce qu’un habitant de Be’er Sheva dit quand quelqu’un lui dit quelque chose qu’il a du mal à croire ou qui lui paraît absurde.

Absurde, un mot qui revient souvent en hébreu : shtouyot. Des bêtises, du non-sens. Mais j’ai également découvert un synonyme grâce à mon fils : kishkoush. Il répétait ça pendant tout le week-end, et je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il voulait dire. Je regarde dans le dictionnaire, qui dit : « balivernes ».

Les mots affectueux reviennent souvent en hébreu. Il y a hevre, haver et akh, qui sont très courants, puis kapparah, qui est assez mystérieux.

Kapparah, c’est la même racine que kippour : comment est-ce que c’est devenu un terme affectueux de ce type ? Mystère. Encore plus mystérieux : mami, qu’on entend à tout bout de champ dans ce coin du pays. Ça sonne presque comme mommy en anglais, et c’est normal : c’est de là que ça vient. Comment « maman » est devenu un autre terme affectueux que les gens utilisent même pour les enfants ? Mystère mystère.

Le bruit à l’étage continue toute la nuit. Vers quatre heures, le voisin se met à tousser très fort, ce qui me réveille.

Je reste un moment les yeux grand ouverts, et puis je me retourne et j’essaye de penser à un poème de Bialik pour transformer le bruit en poésie.

– Fin du 79 ème jour, 24 décembre 2023, 12 tevet 5784.