Journal d’un civil (60) Le point

5 décembre

Cela fait donc soixante jours que la guerre a commencé. Qu’elle nous a été imposée de l’extérieur. Et qu’on a répondu à l’appel comme un seul homme. Un pays entier uni autour de son armée et d’un objectif clair : éradiquer la plaie islamiste qui sévit à Gaza et ramener nos otages.

Comme 60 n’est pas divisible par sept, ça ne fait pas un compte juste de semaines, mais c’est un chiffre rond et c’est un bon moment pour s’arrêter pendant quelques lignes et faire un point. Sur ce que j’ai fait jusqu’à présent et ce que pourrais peut-être faire maintenant.

Depuis que je suis arrivé à Be’er Sheva, je tiens un journal à chaque nouveau cycle de guerre avec Gaza. J’en suis à la quatrième itération. J’utilise ce format parce qu’il me permet d’y voir un peu plus clair.

J’essaye de raconter, à hauteur d’homme, ce que nous vivons et ce que nous savons. J’essaye d’expliquer les circonstances qui entourent les faits. Je parle des grands événements comme des petits. C’est l’une des choses les plus étonnantes en ces temps de guerre : la manière dont différents niveaux se mélangent sans arrêt. A quarante kilomètres de chez nous, nos soldats se battent pour nous protéger et s’assurer que nous avons un futur. Et pendant ce temps-là, nous sommes des millions à vaquer à nos occupations. Les deux sont immédiatement liés : ils se battent pour que nous puissions vaquer à nos occupations, pour que nous puissions continuer à faire tourner le pays. Mais les deux réalités sont parfois difficiles à conjuguer. Les raconter côte-à-côte est la meilleure façon dont je dispose pour arriver à traverser ces contradictions.

Lorsque j’étais étudiant, j’ai suivi un cours de journalisme à l’Université Américaine de Paris. Le professeur était un vieux routard qui avait vécu des aventures extraordinaires. Il avait fondé un journal à Buenos Aires, il avait été correspondant au Vatican pendant des années, et voilà qu’en fin de carrière, il donnait un cours à une vingtaine d’étudiants internationaux. Un semestre seulement, mais le contenu était si précieux qu’il me semble que le cours avait duré beaucoup plus longtemps.

J’ai gardé de son enseignement un certain nombre de réflexes. L’un d’entre eux consiste à noter les événements au fur et à mesure dans un carnet, parce que la mémoire ne permet pas de restituer entièrement la vérité des moments les plus denses lorsqu’on y revient plusieurs jours après.

J’ai souvent tenu des fragments de journaux, en particulier lorsque, plus jeune, je voyageais.

La première guerre que nous avons connue (opération bordure protectrice en 2021) a eu lieu juste après le Covid. Il a fallu apprendre à être un civil en temps de guerre : l’écriture m’a permis de mettre de l’ordre dans ce bazar que nous vivions. Tenir un journal de guerre a également été un moyen de digérer les événements. Lors de cette guerre de dix jours, cela m’a également permis de rester en contact avec mes proches en dehors d’Israël. Les gens me demandaient : comment ça va ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Les mêmes questions revenaient : j’ai envoyé mon journal à tous ceux qui étaient intéressés.

Le format semblait fonctionner ; j’ai continué lors des autres cycles de guerre. C’était une manière de raconter ce qu’il se passe dans ce Moyen Orient si compliqué pour les occidentaux, et en Israël en particulier, ce pays qui fait la une des journaux et qui semble pourtant si lointain pour beaucoup.

J’ai vécu le sept octobre dans l’angoisse et l’incertitude. Les messages arrivaient de façon fragmentaire et chaque nouvelle information était pire que la précédente. Les terroristes s’étaient infiltrés sur le territoire national et semblaient progresser encore et encore. Jusqu’où allaient-ils arriver ? Allaient-ils entrer à Be’er Sheva ? Comment allaient les amis dans les kibbouts dans l’enveloppe de Gaza ?

Alors le 7 au soir j’ai commencé à mettre au propre mes notes. Je pensais rédiger un journal plus tard, mais les événements étaient trop nombreux, trop violents, trop importants. J’ai commencé à écrire chaque jour, le soir, une fois que les enfants étaient couchés, c’est à dire au seul moment où il y avait un peu de silence et où je pouvais mettre des mots sur ce que j’avais vécu dans la journée. Très vite je me suis dit qu’il fallait que je partage ces textes en direct. J’avais commencé à les mettre sur mon blog, mais force est de reconnaître que, malheureusement, l’âge des blogs est derrière nous. Et comme Twitter/X offre la possibilité de publier des textes longs, pourquoi ne pas les mettre là ? Peut-être y aura-t-il quelques personnes qui trouveront ça intéressant.

Le journal a très vite intéressé beaucoup plus de monde que j’anticipai. Le nombre d’abonnés a progressé, et les retours étaient éminemment positifs et bienveillants. Bien loin de l’image que j’avais d’un réseau social plein de bile et de billevesées. Petit à petit s’est installé un dialogue qui m’a fait continuer. J’ai commencé le journal par nécessité : arriver à surmonter le traumatisme du sept octobre ; je continue par envie : continuer à raconter ce qu’il se passe dans mon petit coin de désert, au milieu de la région où se joue une partie de l’avenir du monde.

Cela fait donc soixante jours que j’écris tous les jours. J’écris entre 1 000 et 1 500 mots par jour, ce qui correspond à ma moyenne habituelle. C’est considéré, lorsqu’on écrit de la fiction, comme un chiffre élevé. Pour comparaison, je crois que Stephen King écrit 1 500 mots par jour, ce qui lui permet d’écrire environ quatre livres de trois cents pages par an. C’est la quantité nécessaire pour être « prolifique ». En 60 jours j’ai écrit l’équivalent d’un roman de 250/300 pages. Ce qui, en ce qui me concerne, est long : mes histoires font en général 40 à 50 000 mots.

J’ai mis en pause tous mes autres projets. J’ai deux romans qui sont pratiquement finis mais qui attendent les corrections finales. D’une part le volume deux des aventures d’Henry, mon philosophe errant, que j’ai laissé dans une panade pas possible à la fin du volume I. Dans le volume II, il part aux Etats Unis avec sa femme et leur petite fille et s’installent à Montpelier, dans le Vermont. Comme c’est une uchronie, tout est différent de l’histoire réelle, mais les paysages et les circonstances particulières sont tout à fait réelles. Le volume II se termine à nouveau sur ce qui semble une situation compliquée pour le héros ; il me tarde d’écrire le suivant, mais qui sait quand j’aurai le temps ?

Le deuxième roman pratiquement terminé est le volume III des aventures de Simon, l’écrivain de Science-Fiction qui suit les différents pays que je traverse dans la vraie vie. Après les USA et le Japon, il fait son alyah avec sa femme, et se retrouve dans un kibboutz pour faire son intégration. Comme c’est un vrai citadin, le choc avec le désert de l’Arava donne lieu à tout un tas d’aventures. Il me reste un ou deux chapitres à écrire et à faire les corrections. Mais après le 7 octobre j’avoue que je me pose la question de la possibilité de publier un roman israélien pétri d’humour absurde et de légèreté.

Outre ces deux projets bien avancés, j’ai commencé à travailler sur un roman philosophique qui se passe à Jérusalem. Le plan détaillé est prêt : maintenant il n’y a plus qu’à rédiger. J’espère trouver la sérénité nécessaire pour l’écrire.

Mais pour l’instant l’actualité prend le dessus sur tout. La guerre continue à Gaza. Le reste de la région est toujours tendu. Et personne ne sait de quoi demain sera fait. D’un côté on a le président français, qui dit, probablement après avoir lancé une paire de dés, que ça pourrait prendre 10 ans pour démanteler le hamas (alors qu’il y a deux mois il appelait à une coalition internationale contre celui-ci), et d’un autre les dirigeants américains qui disent que ça devrait être réglé d’ici janvier.

Qui sait ? Personne ne sait de quoi demain sera fait, mais au Moyen Orient c’est souvent encore pire : personne ne sait de quoi les dix prochaines minutes seront faites.

Je me suis posé la question de l’opportunité de continuer ce journal. Après deux mois, est-ce que tout n’était pas dit ? Est-ce que je ne commençais pas à fatiguer ? Est-ce que je ne commençais pas à me répéter ?

Et puis, après mûre réflexion, j’ai décidé de continuer.

Peut-être me répéterai-je. Peut-être aurai-je l’air fatigué certains jours. Mais cela aussi fera partie de la vérité du journal. J’essaye de tout y mettre, jour après jour. J’essaye d’y mettre ce que je vis, ce que je vois, ce que je sais, ce que je ressens, et également, ce que je ne sais pas et ce que je ne comprends pas.

Le tout constituera un bloc, un témoignage de cette époque qui sera peut-être un jour considérée comme historique. Alors comme on dit en hébreu : kadima. En avant. – 60ème jour, 5 décembre 2023, 22 kislev 5784.