Journal d’un civil (59) Le barrage

4 décembre.

Aujourd’hui est censé être le dernier jour du déménagement. Censé, passe qu’un déménagement c’est comme un pot de confiture : les trois dernières cuillères durant en réalité trois semaines.

Ça fait déjà quatre jours que le déménageur est venu, qu’il a emporté la plupart des affaires et qu’il ne reste presque plus rien dans l’ancien appartement. Et pourtant tous les jours je reviens avec trois chargements pleins. Alors aujourd’hui (peut-être) c’est la bonne. Ce matin je retrouve un copain, qui vient avec une voiture pour emporter les dernières affaires. Ce chargement vient s’ajouter à la soirée d’hier, où un autre copain est venu avec une autre voiture, pour trimballer tout un tas de valise qui nous restait.

On embarque tout ça, on fait un aller-retour et finalement il en reste encore. Alors ce soir je dois y repartir. Et probablement encore demain matin. Pour ramener des broutilles : des petits cartons qui pèsent à peine 300 grammes, une imprimante, la boîte à outils que j’ai dû garder jusqu’à la fin, et, pour finir, les tableaux, qu’on n’a pas osé transporter jusqu’à présent, tant ils paraissent fragiles.

La journée passe ainsi, mollement, et un peu avant 14h, c’est l’heure de la fin de l’école. On regarde l’horloge avancer, tic-tac, tic-tac. Rien. Pas de nouvelle du transport scolaire. Je me demande ce qu’il se passe. D’habitude, à 13h50, ils sont déjà dans les starting blocks et on reçoit un message pour dire qu’ils partent.

Aujourd’hui il semble y avoir un problème. À 14h05 on reçoit enfin un message disant que le bus n’est pas venu ; ceux qui veulent venir chercher leur enfant peuvent venir le chercher. Cela nous pose un problème logistique certain : étant donné que ma fille est en train de faire la sieste et que, lorsque le bus arrive, il faut descendre, il faut deux parents pour gérer la situation. Si je pars et que finalement le bus arrive, ma femme sera toute seule et on sera bloqué.

C’est néanmoins ce qu’on décide de faire. Je fais cinq cents mètres et je reçois un message qui dit : le bus est arrivé, c’est bon. Demi-tour, je reviens attendre le bus. Je suis assis sur les marches de la maison, lorsque je vois passer, à quelques centaines de mètres de là, un hélicoptère de transport. J’arrive à évaluer la distance parce qu’il passe juste à la verticale d’un immeuble en construction dont je sais où il se trouve. Et c’est là que je me rends compte que le bruit que j’entends régulièrement et que je prenais pour des avions de chasse était en réalité le bruit de l’hélicoptère qui fait un raffut absolument inimaginable.

Un peu plus tard, dans l’après-midi, on est assis dans le salon avec les enfants et voilà que soudain la sirène se met à résonner. Ça fait trois semaines qu’elle n’a pas sonné : on est saisis comme des poules dans les phares d’une voiture, à se demander ce qu’il faut faire. Première alerte dans le nouvel appartement, première alerte depuis la reprise des hostilités.

Ma femme prend ma fille, et mon fils semble paniquer un petit peu. Il attend les instructions. Je me lève et je dis : on y va. On va où ? Eh bien on va sur le palier. Alors on ouvre la porte, j’en profite pour prendre au passage mes chaussons et la ceinture abdominale contre le mal de dos, et on sort pour aller s’abriter dans la cage d’escalier.

Là, on tombe sur le voisin d’en face, qui dit : eh bien enfin, on se rencontre ! Le voisin du dessus descend également, la voisine du dessous remonte, et tout le monde se retrouve au deuxième palier, celui qui est censé être le plus sécurisé dans les immeubles à trois étages. Il est pris en sandwiche entre deux niveaux, et on évite le rez-de-chaussée, qui est ouvert sur l’extérieur et qui peut recevoir des débris.

On reste là sans bouger et, au bout de quelques secondes, on entend un premier boom, très, très fort, suivi d’un autre et d’un autre et d’un autre ; au total 5 ou 6.

On se regarde avec les voisins avec cet air d’inquiétude qui enfile le masque de la dérision. Tout le monde reconnaît que c’est vraiment les plus forts qu’on ait entendus depuis le début de la guerre. Je ne sais pas trop comment analyser cette donnée : est-ce que ça veut dire qu’ils étaient vraiment très, très près de notre immeuble ? Ou bien est-ce que l’acoustique a changé à ce point entre l’ancien et le nouvel immeuble qu’on entend les explosions de manière totalement différente ?

C’est le même problème qu’avec l’hélicoptère. Arriver à déterminer la distance d’un objet uniquement au son est un problème physique qui a dû occuper des générations d’étudiants. On n’est pas au niveau des baignoires qui se remplissent et des trains qui se croisent, mais pratiquement. Peut-être qu’on trouve des problèmes de ce type dans les manuels israéliens ? Du style : Moché est dans le mamad, une première roquette explose, suivie d’une deuxième trois secondes plus tard. Sachant que la vélocité de la roquette au moment de l’explosion était de x, déterminez la distance qui séparait les deux engins.

Les explosions ont été tellement fortes, que, dans la foulée, tout le monde prend des nouvelles de tout le monde dans les groupes WhatsApp. Est-ce que vous allez bien ? Est-ce que vous étiez à l’extérieur ? Est-ce que vous étiez à l’intérieur ? Est-ce que les enfants vont bien ? Je regarde sur l’application et je me rends compte que c’était un tir de barrage sur le sud, en direction de Be’er Sheva.

J’ai lu une information intéressante à ce sujet ce matin (ou hier) disant que depuis que l’armée est entrée à Khan Younis, qui est l’un des gros sites de lancement de missile et de roquettes sur Israël, les terroristes essaient d’utiliser le maximum de munitions, en prévision du moment où leur capacité opérationnelle seront totalement détruites. Espérons que ce soit le signe de leur fin proche. Bref, la guerre a repris. – Fin du 59ème jour, 4 décembre 2023, 21 Kislev 5784.