Journal d’un civil (35) Lire

10 novembre.

                Je suis tombé tout à fait par hasard sur un essai de C. S. Lewis qui date de 1939, intitulé Learning in wartime. C’est un sermon qu’il a donné à Oxford en 1939, et qui commence par poser un problème simple : « a university is a society for the pursuit of learning. As students, you will be expected to make yourselves, or to start making yourselves, into what the Middle Ages called clerks: into philosophers, scientists, scholars, critics, or historians. And at first sight this seems to be an odd thing to do during a great war ».

                Sa réponse est intéressante : « The war creates no absolutely new situation: it simple aggravates the permanent human situation so that we can no longer ignore it. Human life has always been lived on the edge of a precipice. Human culture has always had to exist under the shadow of something indefinitely more important than itself. If men had postposed the search for knowledge and beauty until they were secure, the search would never have begun ».

                La question initiale me paraît tout à fait pertinente : lorsque la guerre arrive, lorsque les bombes commencent à tomber, beaucoup de choses paraissent soudain très dérisoires. Pour les gens dont les choses de l’esprit ne sont pas la profession, il est aisé de les mettre de côté. Mais pour nous, dont les lettres et l’étude occupent nos jours comme nos nuits, à la fois par carrière et par nécessité interne, la question se pose.

                L’histoire littéraire française et anglaise amène des exemples intéressants. Lorsque la première guerre mondiale commence, Apollinaire, Alain-Fournier et Péguy partent au front et n’en reviendront pas*. Et pendant la seconde guerre mondiale : Saint-Exupéry et Marc Bloch. C’est une première catégorie de clercs : le clerc qui part au combat, et parfois, le clerc mort pour la patrie.

                D’autres ont continué à écrire, pour essayer de sauver ce qui pouvait être sauvé. Bertrand Russel écrivit son Histoire de la Philosophie occidentale. Karl Popper : La Société ouverte et ses ennemis. Et Jules Isaac écrivit Jésus et Israël, caché dans un village du Berry, pendant que sa femme et sa fille étaient à Auschwitz, où elles furent assassinées. Le livre devient par la suite l’une des bases qui permettra à l’Eglise catholique de renouer avec Israël. C’est un deuxième type de clerc : le clerc qui continue à penser.

                La question de l’activité intellectuelle en amène une autre : que lire ? Que lire en temps de guerre ?

                Les premières semaines, j’étais incapable de lire plus de trois paragraphes d’affilés. Je me rends compte que c’était en partie lié au deuil qui était en train de passer, alors que je croyais que c’était juste de la fatigue intellectuelle et nerveuse. Depuis que les shloshim sont passés, quelque chose s’est débloqué et je peux à nouveau lire et réfléchir un peu plus normalement.

                Comme je suis en train de déménager et de réorganiser ma bibliothèque de fond en comble, la question se pose. Je trouve régulièrement des ouvrages que j’avais complétement perdus de vue. Je les remets sur le devant. Je les range sur l’étagère qui est à côté du fauteuil, dans le coin lecture. Mais la place est limitée : je ne peux pas tous les mettre sur la même étagère ! (Borges aurait certainement eu quelque chose à dire à ce sujet. Note : relire sa nouvelle sur la bibliothèque aux rayonnages infinis).

                 Alors que lire ? Des ouvrages pour comprendre la guerre actuelle ? J’ai noté quelques références données par certains intellectuels que je suis sur Twitter/X.

                Des ouvrages historiques, pour approfondir certains parallèles ? Je pense en premier lieu au rayonnage consacré aux guerres d’Israël : il y a quelques ouvrages que je n’ai pas encore lus, et d’autres qu’il faudrait que je relise. (Par exemple : les reportages de Joseph Kessel sur Israël, le livre de Michael Oren sur la guerre des six jours, celui de Randolph Churchill, également sur la guerre des six jours, celui d’Abraham Rabinovich sur la guerre de Kippour).

                Des livres sur la guerre, mais sans lien avec la région ? J’ai un rayon entier consacré au sujet, avec des classiques et des livres plus contemporains.

                Des livres sur Israël ? Pour approfondir l’histoire du pays avec lequel j’ai décidé de lier ma destinée, celle de ma famille et de mes enfants ? L’histoire monumentale de Martin Gilbert m’attend pour relecture. C’est peut-être l’occasion de relire ce panorama écrit par l’auteur qui est le biographe officiel de Churchill, un immense historien.

                Ou des livres pour faire contre-point ? Je repense toujours à cette scène du Pianiste, le film de Roman Polanski, où l’un des personnages lit Le Marchand de Venise avant de prendre le train qui va l’emporter vers un camp. Il y a des débats jusqu’à ce jour pour savoir si le personnage de Shylock est une caricature antisémite ou pas.

                Lire de la fiction ? Peut-être que c’est le moment de rouvrir les grands romans consacrés à la guerre. J’ose à peine dire que j’ai essayé trois fois déjà de lire Guerre et Paix. Mais je relirai le début de la Chartreuse de Parme avec plaisir. Peut-être devrais-je envoyer la référence à un de mes élèves qui est au front. Sa lecture serait intéressante.

                 Pour ma part, une demi-heure avant la première alerte, ce 7 octobre d’horreur et de malheur, j’étais en train de feuilleter les Pensées de Pascal.

                Et j’étais censé lire, ce jour-là, deux chapitres d’Au bord de l’eau, le classique de la littérature chinoise, que je lis chaque semaine avec mon club de lecture. Je n’ai pu vraiment le reprendre qu’aujourd’hui.

                Mon père m’a raconté que son père avait été déporté dans un camp de travail en Tchécoslovaquie, et qu’il avait un livre avec lui : un exemplaire du Discours de la méthode. Passer la guerre avec Descartes me paraît une belle idée.

                Quand il est revenu, il était l’un des seuls de son groupe d’amis à ne pas sombrer dans une dépression profonde. Il s’est relevé, il a épousé sa fiancée, il a eu des enfants, et il est retourné à l’école. Il avait été formé à l’école normale pour être instituteur : il a pris des cours du soir pour devenir ingénieur. Il était le premier de sa famille à avoir fait des études supérieures. Nous avons toujours l’exemplaire du discours de la méthode qui l’a accompagné pendant ces mois en Tchécoslovaquie.

                On sait très peu de choses sur ce qu’il a vécu là-bas. L’une des rares choses que je sais, c’est qu’il a été libéré par l’armée rouge, et qu’il les a vus à l’œuvre de près. Toute sa vie il a dit à sa femme et à ses enfants : si les communistes arrivent au pouvoir en France, on fait les bagages dans les cinq minutes.

                Alors que lire ?

                Lire.

                Lire tout simplement. Prendre au hasard, se laisser porter par la rêverie, et lire, parce que, pour paraphraser C. S. Lewis : « si les hommes avaient remis à plus tard la lecture en attendant le moment où ils seraient en sécurité, celle-ci n’aurait jamais commencé ». – Fin du 35ème jour, 10 novembre 2023, 26 heshvan 5784.

* Apollinaire est reconnu comme mort pour la France, en dépit du fait que c’est la grippe espagnole qui l’a emporté.