Journal d’un civil (36) Shabbat Hayé Sarah

                Nouveau shabbat, sixième shabbat depuis ce jour horrible où tout a basculé. Je me demande quand viendra le temps où je ne penserai plus à compter la distance qui m’en sépare.

                C’est probablement le dernier shabbat que nous passons dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’ancien appartement ». Hier soir, on a porté un toast à l’occasion, pour dire à quoi point on a été content de vivre ici, à quel point nous y avons été heureux, mais que nous sommes aussi ravis d’aller ailleurs. Et comme on dit dans le Talmud : makom hadash, mazal hadash : nouveau lieu, nouvelle destinée.

                Ce matin mon fils a besoin de sortir jouer. Il me réclame « les copains ». Je lui demande : lesquels ? Ça a lui un peu égal. Il répète : « les copains ».

                Alors on prépare le sac-à-dos et on descend. Premier arrêt : le « nouvel appartement ». Mon fils traîne des pieds, il veut aller jouer au parc, mais je lui explique que j’ai besoin de prendre un livre. J’ai l’intention de m’asseoir sur un banc pendant qu’il joue et de lire tranquillement. Ce matin, j’ai choisi l’histoire de France de Malet et Isaac, qui a été rééditée (partiellement) en poche il y a quelques années. Ça me fera du bien d’aller faire un petit tour au Moyen Age.

                Pendant que je cherche l’ouvrage en question dans les étagères qui sont dans un bazar indescriptible, mon fils fouine et tombe sur un livre intitulé Shogun, qui parle d’histoire japonaise. C’est un format carré sur papier glacé abondamment illustré. Il l’ouvre et il est aussitôt fasciné. Des armures, des épées, des bateaux aux formes étranges : on passe une heure à le feuilleter et, au moment de partir, il veut le mettre dans son sac à dos pour le montrer aux copains.

                Il est dix heures, les copains seront probablement au parc. On chemine tranquillement dans notre nouveau quartier. C’est l’heure où les familles rentrent de la synagogue. Il y a une chaleur humaine fabuleuse : on ne connaît aucune des personnes que l’on croise, mais tout le monde nous salue et nous souhaite shabbat shalom.

                On traverse le boulevard qui sépare l’ancien du nouveau quartier, et on arrive au parc. Je croise un premier ami que je n’ai pas vu depuis le début de la guerre. On discute cinq minutes pendant que les enfants font du toboggan, puis un second arrive, que je n’ai pas vu depuis des mois.

                Comme je sais que son unité de réserve est dans les tanks, je pense souvent à lui ces derniers temps. Je lui demande s’il a été appelé. Il me dit oui. Je dis : tu es entré ? Il me dit oui. Je précise, craignant que ma question n’ait été trop vague : à Gaza ? Il dit oui, on est à la plage maintenant.

                Les enfants commencent à faire les zouaves sur une balançoire ; les parents s’asseyent sur un banc. Les autres amis arrivent peu à peu : la prière pour les enfants est terminée.

                Je continue à discuter avec l’amis qui est dans les tanks. La conversation est fragmentaire. Des bouts d’idées et de phrases qui s’accumulent pendant une heure et demie, entrecoupée d’enfants qui ont besoin d’attention et d’autres conversations qui se nouent au fur et à mesure que d’autres amis arrivent. Un vrai bazar israélien. Ça me repose.

                [Ici se trouve la conversation que j’ai eue avec l’ami en question, mais dont certains éléments ne me paraissent pas appropriés pour une publication immédiate.]

                Vers midi, les enfants commencent à être fatigués, il est l’heure de rentrer.

                On déjeune, on essaye de se reposer un peu, mais vers quinze heures trente, ces enflures du hamas se rappellent à notre bon souvenir. Je ne devrais pas écrire cela, parce qu’après tout, ça pourrait aussi être ces crevures du jihad islamique : le choix des possibles est large.

                La première alerte paraît loin. Ma femme bondit, je dis : non, ce n’est pas notre quartier. On entend un boom qui paraît assez proche, et aussitôt une autre sirène, cette fois à toute berzingue. Je me lève : là c’est notre quartier !

                Ma femme va chercher notre fille, qui était en train de faire la sieste, et on s’enferme dans le mamad, pendant que dehors, on entend plusieurs explosions, des missiles qui sont interceptés par le dôme de fer.

                Hier, j’ai posté un message avant de me déconnecter des réseaux et d’éteindre mon téléphone qui disait en substance : je prends un jour de congé, ne serait-ce que pour ne pas entendre parler d’actualité. Mais ici, en ce moment, l’actualité s’invite chez nous en permanence. Entre les copains qui sont au front, les nouvelles dans le journal hebdomadaire et les événements qui nous entourent : il n’y a pas de pause shabbatique pour tout cela. La respiration vient du changement de rythme. Et c’est déjà précieux.                 – Fin du 36ème jour, shabbat Haye Sarah, 27 heshvan 5784.