Journal d’un civil (100) Cent jours

Dimanche 14 janvier.

Cette nuit je me suis réveillé à 2h30, à 3h30, à 4h30, à 5h30, et, finalement, à 6h30. Il y avait du bruit dans tous les coins. Les voisins, les avions, les explosions dans le lointain. Mon fils s’est levé à 3h30, pensant que c’était le matin. Il a fini par se rendormir sur le canapé du salon, pelotonné dans une couverture. Ma femme s’est réveillée à trois heures et n’a pas réussi à se rendormir. Et mon sommeil a été en accordéon, par tranches de vingt minutes ou une demi-heure.

Je me considère comme chanceux. Je sais que beaucoup de gens ont un sommeil très, très perturbé, et que, aux charges de la journée, s’ajoute le fait de ne jamais pouvoir se reposer la nuit. La fatigue s’accumule ; elle est sur tous les fronts. J’ai la chance de ne pratiquement jamais me souvenir de me rêves. Ils glissent au réveil entre mes cils et je ne les revois plus.

Ce matin, ma femme doit se rendre à Jérusalem. On prépare les enfants, et elle part avec mon fils. Le bus met une grosse heure et demie, en fonction du trafic. La capitale n’est pas loin, à peine soixante-dix kilomètres, mais, comme dans tous les pays occidentaux, elle est entourée de plusieurs cercles concentriques d’embouteillages. Embouteillages dans les collines, embouteillages pour y accéder et en repartir, embouteillages dans tous les quartiers. Je m’y rendrais plus souvent si je n’étais pas malade à chaque fois que je prends ces vieux bus aux suspensions déglinguées qui conduisent à toute berzingue dans les virages.

Vers 10 heures je sors avec ma fille, qui a très envie d’aller jouer dehors. Elle m’a amené ses chaussures et elle a montré le manteau qu’elle voulait mettre, celui qui est rose délavé avec une capuche entourée de moumoutte rose pétant. On va jouer au parc, et on tombe sur un ami qui, lui aussi, se promène avec son petit garçon. Il voit que je porte une ceinture lombaire et me demande si ça marche. Il m’explique que lui aussi a une sciatique depuis quelques semaines et que ça ne passe pas.

Il y a une blague qui consiste à dire qu’après la guerre, les professionnels les plus demandés seront les psys, tant le prix psychique que nous payons est élevé. Mais je me demande dans quelle mesure nos corps en portent aussi la trace. D’autant que l’offre médicale a diminué. Certains praticiens sont au front, ou ailleurs. Et les ressources sont limitées dans la périphérie. J’ai prix rendez-vous chez le kiné il y a près de deux mois : le rendez-vous est début février.

Les nouvelles du jour tournent toutes autour du chiffre cent. Cent jours que la guerre a commencé, cent jours que nos otages sont enfermés. Cent jours que nos vies ont été mises à l’envers, et qu’on essaye de ramasser les morceaux comme on peut.

J’ai, avec moi, toute la journée, dans la petite poche droite de mon jeans, un pendentif, un de ces morceaux de métal simple qu’on voit parfois dans les films autour du cou des soldats. En général il y a deux parties, et, en cas de décès, on peut le casser en deux pour rassembler les identités. Le collectif qui regroupe toutes les familles d’otages en a fait produire des milliers. Dans la partie haute, ça dit, en hébreu « notre cœur est prisonnier à Gaza » ; la partie basse dit, en dessous de la ligne de séparation : « bring them home – now ! » Derrière, je voulais écrire derrière le nombre d’otages encore détenus par le hamas et les autres groupes islamistes, mais, faute d’avoir trouvé un marqueur adéquat dans le bazar du déménagement, je me contente de lire le nombre plusieurs fois par jour. Aujourd’hui, le compte est : 136.

Ou à peu près.

Parce qu’on ne sait toujours pas précisément qui est à Gaza et qui n’a pas encore été identifié.

Bizarrement, il est très difficile de trouver la liste complète des noms. J’ai utilisé la version proposée sur le site de Haarets, qui donne une petite biographie pour chaque personne. Cette liste comporte 106 noms de personnes considérées comme vivantes et détenues à Gaza.

Et leurs noms sont :

Matan Angrest, Bannawat Seathao, Surasak Rumnao, Pongsak Thenna, Sathian Suwannakham, Natthapong Pinta, Watchara Sriaoun, Sonthaya Oakkharasri, Sudthisak Rinthalak, Ron Binyamin, Eitan Mor, Elyakim Libman, Eden Yerushalmi, Doron Steinbrecher, Almog Sarusi, Dror Or, Hamza Alziadana, Youssef Hamis Alziadana, Daniel Peretz, Ariel Cunio, Maxim Herkin, Idan Shtivi, Ran Gvili, Yosef Chaim Ohana, Michel Nisenbaum, Tamir Nimrodi, Omer Neutra, Shlomo Mansour, Alexander Lobanov, Andrey Kozlov, Segev Kalfon, Itzhak Gelerenter, Ori Danino, Nimrod Cohen, Sagi Dekel Chen, Itai Chen, Rom Braslavski, Ziv Berman, Gali Berman, Ariel Baruch, Itay Svirsky, Yair Yaakov, Sasha Trupanov, Amit Buskila, Romi Leshem Gonen, Orión Hernández Rado, Bipin Joshi, Lior Rudaeff, Yagev Buchshtab, Edan Alexander, Yair Horn, Eitan Horn, Arbel Yahod, Dolev Yahod, Abraham Munder, Kaid Farhan Elkadi, Chaim Peri, Elad Katzir, Oded Lifshitz, Amiram Cooper, Nadav Popplewell, David Cunio, Shlomi Ziv, Tal Shoham, Itzhk Elgarat, Alexander Dancyg, Omer Shem Tov, Matan Zangauker, Tsachi Idan, Or Levy, Guy Gilboa-Dalal, Gadi Moshe Mosez, Yoram Metzger, Daniella Gilboa, Ohad Yahalomi, Evyatar David, Omri Miran, Alon Ohel, Hersh Goldberg-Polin, Fernando Marman, Bar Kuperstein, Eli Sharabi, Yossi Sharabi, Keith Samuel Siegel, Elia Cohen, Elkana Bohbot, Agam Berger, Ohad Ben Ami, Naama Levy, Almog Meir Jan, Karina Ariev, Noa Argamani, Avinathan Or, Liri Elbag, Omer Wenkert, Carmel Gat, Kfir Bibas, Ariel Bibas, Shiri Bibas, Yarden Bibas, Ofer Kalderon, Louis Har, Hisham Al-Sayed, Sgt. Oron Shaul, Avera Mengistu.

Comme de coutume lorsqu’on prie pour la libération des prisonniers, j’ai choisi un psaume, le 23 :

Psaume de David.
L’Eternel est mon berger, je ne manquerai de rien. Il me fait camper dans de vertes prairies, me dirige vers des eaux paisibles. Il soulage mon âme, me conduit dans des sentiers droits, à cause de son nom. Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains pas le mal, car tu es avec moi ; ta houlette et ton appui son ma consolation. Tu dresses devant moi une table, en présence de mes adversaires ; tu oins d’huile ma tête ; mon calice est très-plein. Oui, le bien et la bonté me poursuivent tous les jours de ma vie, et je demeure dans la maison de l’Eternel pendant de longs jours. (Traduction Samuel Cahen, légèrement adaptée par mes soins).

Puissent-ils être tous libérés très bientôt et revenir en bonne santé.

Fin du 100ème jour, 14 janvier 2024, 4 shevat 5784.