Journal d’un civil (101) La mémoire

Lundi 15 janvier.

Voilà que je me retrouve à écrire mon journal avec un jour de décalage. Cela n’était pas arrivé depuis longtemps. Comme ce matin il fait froid dans l’appartement, je me suis préparé une tasse de thé et une bouillotte, que j’ai oubliée sur le comptoir.

Et voilà, pour continuer sur le même thème, que j’ai du mal à me souvenir ce que j’ai fait hier. J’ai l’impression que la journée est une grande case blanche sur un calendrier. Elle est pourtant passée, matin, midi et soir, mais rien n’a accroché.

Cela va au-delà de ma mauvaise mémoire habituelle. Il m’arrive de ne pas savoir quel jour nous sommes. Hier, j’ai cru qu’on était jeudi, alors que c’est à peine le début de la semaine. Et ce matin, je ne savais pas si on était lundi ou mercredi.

Je dois avouer que je n’ai pas un grand intérêt pour les calendriers et les dates. J’ai un agenda, mais il me sert la plupart du temps à noter ce qu’il s’est passé après-coup. Et depuis quelques mois, toutes les données chronologiques sont difficiles à maintenir.

Il me faut un long moment, à faire papillonner la mémoire et ses associations pour enfin reprendre le fil de la journée d’hier. Tout a commencé tôt. Deux rendez-vous le matin, pratiquement à la même heure, je vais à l’un, ma femme à l’autre, et mon fils qui doit prendre le bus scolaire vers sept heures quarante-cinq.

Branle-bas de combat ! Tout le monde à son poste ! Il faut préparer le bento, il faut habiller les enfants, il faut prendre une douche rapide, il faut dire la prière, il faut caser tout ça en quelques dizaines de minutes.

A sept heures trente, ma femme part. Je finis de préparer le sac et je descends avec les deux enfants. Poussette, sacs, tout est en ordre : on est même en avance.

Le bus arrive, mon fils monte en tenant un sachet de pop-corn qu’il a préparé pour partager avec ses amis. Sitôt la porte fermée, je pars avec la poussette aussi vite que possible. Le rendez-vous est dans dix minutes, et il y en a bien pour quinze de marche. Ce matin, j’ai rendez-vous à la tipat halav, le centre de santé qui suit le développement des enfants et s’occupe d’administrer les vaccins. Littéralement : « la goutte de lait ».

En l’occurrence je sais d’emblée que le rendez-vous ne servira pas à grand-chose. Mesurer, peser, est-ce que tout va bien, oui, tout va très bien, merci au revoir. J’ai essayé de leur expliquer qu’il valait mieux attendre, mais c’est la procédure, alors on y va.

La tipat halav est une institution un peu étrange. C’est un réseau d’état qui existe en parallèle des caisses de santé, et qui n’a strictement aucun contact avec celles-ci. Un peu comme s’il y avait une deuxième sécu parallèle qui ne peut pas parler à la première. C’est probablement le résultat de l’histoire : j’imagine qu’elle a dû être créé avant le système de santé actuel, à un moment où l’état menait une politique de suivi de l’enfance et des campagnes de vaccination. Mais le système actuel fait la même chose : redondance.

Je ne sais pas comment ils sont dans le reste du pays, mais ici, tous les parents ont des sueurs froides en entendant leur nom. En particulier lorsqu’on est nouvel immigrant, même de longue date. Ils sont gentils, compétents, mais il y a toujours des histoires sans fin, des recommandations un peu étranges, et des demandes franchement irréalistes.

Exemple à peine imaginaire :
– Il parle ?
– Oui.
– Combien de mots ?
[sueurs froides]
– Une dizaine ?
– Vous avez une vidéo ?
[sueurs froides]
– De quoi ?
– De l’enfant en train de parler.
– Pas vraiment. Je n’y ai jamais pensé.
– Il faudra y penser. Il sait compter ?
[sueurs froides]
– A quinze mois ??
– Je plaisante. Détendez-vous un peu !

J’arrive avec à peine cinq minutes de retard devant le bâtiment, et voilà que la porte est fermée. Etrange, d’habitude la grille est grande ouverte. Seraient-ils en retard ? Je patiente quelques minutes. Personne. Je vérifie le message de confirmation que j’ai reçu la veille : non, c’est bien le 15 à 8h.

Je m’assieds sur le petit muret de pierre qui se trouve en face, et j’attends. Ma fille ne dit rien. Elle patiente, emmitouflée dans son manteau rose pâle, dans la lumière du matin.

Huit heures quinze, huit heures vingt : toujours rien. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Je ressors le message, et je le passe par le traducteur automatique. Qu’est-ce que j’ai manqué ? C’est le bon jour et la bonne heure. J’ai manqué la fin du message, qui dit « pendant les travaux, nous sommes à une autre adresse ».

Mon cerveau, à l’espace mental plus que limité ces temps-ci, a vérifié la date et l’heure (signal) et a ignoré tout le reste (bruit).

Je regarde où se trouve la « vraie » adresse : 40 minutes de marche. Fin du problème : le rendez-vous n’aura pas lieu.

Comment transformer cela à mon avantage ? Je profite d’être dans ce quartier-là pour aller faire quelques courses chez Carrefour. Il y a des produits qu’on ne trouve que là, et les prix sont imbattables. Je repars avec la poussette pleine de compotes de pomme et de produits d’entretien qui sentent bon.

Un peu plus tard dans la matinée, je reçois un coup de fil.
– Oui, Monsieur Delasalle, c’est la secrétaire de la tipat halav.
– Ah, vous tombez bien.
– Vous aviez un rendez-vous ce matin.
[sueurs froides]
– Oui, j’étais là.
– Ah bon ?
– Oui, à l’adresse habituelle. A huit heures.
– Ah.
[Visiblement, je ne suis pas le premier à avoir mélangé bruit et signal comme un bleu.]

On parlemente cinq minutes. Je lui explique pourquoi de toute façon le rendez-vous n’était pas utile, et elle conclut que oui, ça n’était pas très utile, on peut se revoir en février.

Je demande à la secrétaire à quelle adresse ce sera : elle paraît embêtée. Elle ne sait pas encore. Peut-être à la nouvelle, peut-être à l’ancienne, ça dépendra. Il faudra rappeler deux jours auparavant pour vérifier.

Un peu plus tard dans la journée, j’ai accroché trois tableaux au mur : cela m’a pris une bonne heure. Si je m’étais écouté, j’aurais arrêté la journée là, et je serais allé me rouler sous une couette devant un film.

D’ailleurs c’est ce qu’on fait en fin d’après-midi. Ma femme ne travaille pas autant que d’habitude aujourd’hui : aux Etats Unis, c’est le jour de Martin Luther King, une fête fédérale qui est donc fériée dans tout le pays. On en profite pour se blottir sur le canapé et regarder un film. Ce soir : Un amour de coccinelle, histoire de penser un peu à autre chose qu’à notre époque. Le film date de 1969 et contient une scène surréaliste sur l’intelligence artificielle, son origine et ses dangers. Pour le dépaysement, on repassera.

Fin du 101ème jour, 15 janvier 2024, 5 shevat 5784.