Ma vie de civil pendant l’opération aube naissante (1/2)

L’opération aube naissante s’est déroulée du 5 au 7 août 2022. De la même manière que nous n’étions pas tout à fait certains des raisons qui ont conduit le premier ministre de l’époque (Yair Lapid) et le ministre de la défense (Benny Gantz) à lancer cette opération, je laisse volontairement flou le contexte politique et sécuritaire pour me concentrer sur ce que nous avons vécu en tant que civils, à quelques dizaines de kilomètres de distance du lieu où elle s’est déroulée.

Vendredi 5 août 2022,
8 du mois de Av 5782, veille de shabbat hazon

Fin de semaine à Be’er Sheva. Le repas est en train de mijoter, mon fils joue avec une boite de costumes qu’il a trouvé dans le mamad, la pièce blindée où l’on se réfugie en cas d’attaques de roquettes. Ma femme termine ses emails avant de se déconnecter pour shabbat, qui entre vers dix-neuf heures quinze.

Maintenant que tout est prêt, que la table est dressée, que la vaisselle est faite et que tous les appareils électriques sont en mode shabbat, je me repose tranquillement sur le canapé. Je me promène sur Twitter, histoire de voir ce que font les copains.

Vers 17h30, je tombe sur un tweet un peu mystérieux : « comme on dit ici : les quatre saisons… L’automne, l’hiver, le printemps et la guerre ». Comme l’auteure du tweet est Israélienne, je lève un sourcil suspicieux. Quelle guerre ?

Je remonte le fil, et je tombe sur le tweet original : « l’armée israélienne frappe actuellement des cibles à Gaza. Situation jugée particulière. Plus de détails à venir ».

J’envoie un message à un ami à Tel Aviv qui suit l’actualité encore mieux que si il était reporter. J’écris : « ça barde vraiment à Gaza là, non ? » Réponse lapidaire : indeed.

A dix-huit heures, on range le mamad. On s’assure qu’il n’y a rien sur le sol, qu’il n’y a pas d’objets lourds sur les étagères et que l’accès est facile, au cas où on doive y aller au milieu de la nuit.

On revoit également le plan : que fait-on en cas d’alerte ? Qui s’occupe de qui et de quoi ? Ma femme prend le bébé, qui, à l’époque, n’a que trois mois, et je m’occupe de récupérer notre fils, qui lui, a un peu plus de trois ans.

Il est encore trop jeune pour vraiment comprendre ce qu’il se passe, mais je lui explique que si il entend une sirène (avec démonstration du bruit), il faut qu’il aille aussitôt dans le mamad.

On fait également le point sur les stocks, et voilà qu’on se rend compte qu’il n’y a plus de couches pour le bébé. De tous les jours où ça arrive, il faut que ça soit à à une heure du shabbat, alors qu’une guerre commence à moins de quarante kilomètres de chez nous.

Heureusement, il y a une petite supérette ouverte en permanence pas loin de chez nous. Ma femme se dépêche d’y aller pour faire quelques courses de dernière minute.

Entre temps, on apprend que Be’er Sheva a ouvert les abris anti-bombes collectifs (miklad) : l’heure est vraiment sérieuse.

Un de mes amis à Taiwan m’envoie un message : « la troisième guerre mondiale à commencé ? »

Je ris, mais c’est un rire nerveux. Dans ce coin du monde, on ne sait jamais de quoi les heures qui viennent sont faites. Les plus petits incidents peuvent prendre des proportions gigantesques, quand ce qui parait colossal vu de loin s’avère en réalité tout à fait insignifiant sur place. Et cela, avec toutes les nuances possibles entre les deux.

Je regarde mon fil twitter. Un journaliste francophone écrit : « le gouvernement estime que l’on se dirige vers plusieurs jours de combat ». Et on apprend également les batteries du dôme de fer ont été déployées dans la région de Tel Aviv et de Jérusalem.

Et pendant ce temps-là, ma fille pleure non-stop parce que sa mère est partie. Autant dire que les prochaines heures vont être longues.

Mon fils, quant à lui, est très occupé. Cela fait un bon quart d’heure qu’il fait des allers-retours entre le salon et le mamad. Et voilà qu’il sort en courant, très content d’avoir trouvé dans une boite à jouets un petit shofar en plastique, une de ces cornes qu’on sonne à certains moments de l’année, et qui en l’espèce fait un bruit de jouet tout à fait délicieux (non).

Il court dans l’appartement, porté par la faim, la fatigue et l’excitation, en criant « yeshouah, yeshouah ! », ce qui en hébreu veut dire de façon simple « délivrance ! Délivrance ! ». Accompagné du shofar, ça donne une ambiance biblique tout à fait surréaliste en cette période de guerre.

En réalité, je sais ce qu’il veut dire par « yeshouah » : c’est la manière un peu maladroite dont il prononce le mot « chocolat ».

Enfin, ma femme revient. Bonne nouvelle : elle a trouvé des couches. Mauvaise nouvelle : elles sont trop grandes. On a besoin de taille 2 et seule la taille 3 était disponible. Qu’à cela ne tienne, on doublera les couches.

Je vais jeter un coup d’œil au mamad par acquis de conscience, et je comprends ce que mon fils était en train de faire. Il a tout préparé méticuleusement. Il a installé des coussins, ses jouets, la tablette, une couverture, et même quelques plantes vertes. Il n’y a pratiquement plus de place par terre, mais il semble tout à fait à l’aise dans cet environnement.

On découvre également le nom de l’opération : alot hasharar, un nom tout à fait biblique, comme souvent avec les noms d’opérations militaires, qui signifie grosso-modo « nuée de l’aurore ». Plus tard on apprendra que la traduction française retenue est « aube naissante ».

Quelqu’un commente sur Twitter : « quel nom pourri pour une guerre… on dirait plutôt un nom de campagne de dons ».

L’heure d’éteindre le téléphone et d’allumer les bougies de shabbat approche. Maintenant qu’on est aussi prêt que possible, je fais un tour sur les réseaux pour essayer de comprendre ce qu’il se passe et pourquoi on est reparti pour un cycle de guerre dans le sud du pays.

Tsahal a éliminé un chef du Jihad islamique, l’un des groupes terroristes les plus actifs, et le gouvernement craint une escalade.

Bien sûr les mauvaises langues disent que le premier ministre actuel, Yair Lapid, un ancien journaliste télé devenu homme politique, manque de crédibilité en matière sécuritaire, et que, les prochaines élections ayant lieu bientôt, il a besoin d’un bilan fort. C’est oublier un peu vite que le Moyen Orient est une zone extrêmement instable, et que ce genre de tactique paye rarement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas quelque chose de ce style dans un coin de sa tête, mais, pour notre santé mentale, nous devons, de notre côté, considérer que le premier ministre et le ministre de la défense ont nos intérêts à cœur, ne serait-ce que parce que ce sont aussi les leurs et ce de leurs familles, et que, lorsqu’ils décident une opération de ce type, c’est pour une bonne raison.

En tous cas, en dépit des informations qui remontent dans la presse, le brouillard de guerre nous enveloppe. En tant que civils nous n’avons accès qu’à une vue limitée des choses. Une chose est sûre : les réservistes ont été rappelés. Et dans quelques minutes, shabbat commence.

Cette semaine est un shabbat spécial : il s’appelle shabbat hazon, le « shabbat de la vision ».

Il tombe le jour du neuf du mois de av, un jour très particulier dans le calendrier hébraïque, puisqu’il commémore la destruction du premier temple par les armées babyloniennes en -586, et la destruction du second temple par les armées romaines en 70.

Dans la perspective juive traditionnelle, la destruction du temple est le résultat physique d’une brisure métaphysique. Le monde n’est pas dans son état normal, et on attend, activement, que celui-ci soit réparé.

Les pères fondateurs de l’Israël moderne considéraient que la restauration de l’état, après 1800 ans d’exil, participe de ce mouvement. Il était courant d’appeler Israël le « troisième temple ».

Mais de façon plus stricte, le troisième temple désigne le temple que le judaïsme annonce dès la Bible. C’est le temple décrit par Ezekiel, un temple qui servira de lieu de rencontre entre le Créateur et sa créature pour toutes les nations du monde. Et un autre prophète de l’époque biblique, Isaïe, de conclure : « alors plus un homme ne lèvera l’épée contre un autre et on transformera les armes en socs de charrues ».

Le verset est inscrit dans le monument qui se trouve en face du siège des Nations Unies, à New York.

Le neuf av est donc un jour de deuil, qui est marqué par un jeûne et la lecture du livre des Lamentations, qui décrit la désolation de Jérusalem après l’invasion des babyloniens. Mais c’est également un jour d’espoir : on espère que le Temple soit vite reconstruit, parce qu’il marquera la fin de l’exil métaphysique dans lequel vit l’humanité, et parce qu’alors commencera les temps messianiques, le moment où la paix universelle régnera.

Comme cette année le 9 av tombe un shabbat, et que le shabbat ne peut être qu’un jour de joie, le jeûne est repoussé au lendemain, dimanche.

Avec une guerre qui monte, et qui se superpose pile à ce calendrier traditionnel, même les moins religieux ne peuvent s’empêcher de lever un sourcil, généralement sous la forme de blagues et de traits d’esprit.

Vers dix-neuf heures dix, ma femme allume les bougies et dit la bénédiction. Elle reste un long moment les yeux fermés.

Nous passons ensuite à table, et on commence, comme toutes les semaines, par les chansons et les prières traditionnelles. Cette semaine, on les dit avec un plus de ferveur que d’habitude.

Le repas est délicieux. Nous avons, entre autre, du poulet mariné oriental, des patates sautées, et, en dessert, une mousse au chocolat parvé (c’est à dire sans laitage).

Mon fils a reçu ses premières baguettes d’apprentissage. Il découvre comment s’en servir en mangeant le poulet. Il se couche un peu plus tard que d’habitude. Il a l’air exténué.

Après le dîner, une fois que les enfants dorment, on s’assied sur le canapé et on lit. Je suis plongé dans la Recherche, que je lis à raison d’une soixantaine de pages par semaine. Ce jour-là je suis du côté de Guermantes. Ce tome parle beaucoup de l’affaire Dreyfus, et, dans les pages de cette semaine se trouve tout un passage où Monsieur de Norpois et Bloch discutent de l’Affaire.

J’ai l’impression qu’un étrange écho se dessine dans le débat public français. Les Juifs sont en train de redevenir une obsession politique et une passion sociale. Cela ne peut être en aucun cas un bon signe, ni pour les Français juifs, ni pour les Juifs français, ni pour les Français non-juifs, ni pour la France, ni pour aucune des nuances d’identité qui se trouvent dans les différents interstices.

En temps normal, tous les appareils électroniques, téléphones, ordinateurs et autres radios, sont coupées pendant shabbat. En ce qui me concerne, ce n’est pas une manière de nier la technologie, mais de la remettre à sa place : un jour par semaine, on peut vivre sans.

Mais ce soir, la situation exige quelques préparations. Le téléphone reste allumé, les notifications et la sonnerie sont coupées. La seule application qui fonctionne est l’application d’alerte : en cas de tirs de rockets sur Be’er Sheva, le téléphone sonnera.

Je finis de ranger la cuisine, et puis, vers vingt et une heure trente, c’est l’heure d’aller se coucher. Qui sait de quoi la nuit sera faite.

(A suivre).


Image : An Israeli military AH-64 Apache attack helicopter fires flares while flying over Ashkelon in southern Israel on August 6, 2022. (Jack Guez/AFP). Source : https://www.timesofisrael.com/liveblog-august-6-2022/