Orwell nous avait prévenu : toute tentative totalitaire essayerait de réécrire l’histoire. Ce qu’il n’avait pas vu venir, c’est qu’ils essayeraient également de réécrire la littérature.
Les faits sont dispersés dans la presse, voire n’y sont même pas mentionnés. Pris un par un, ils semblent sans grand intérêt. Mais que l’on voit l’ensemble, que l’on prenne en compte l’image qu’ils dessinent, et l’on ne peut s’empêcher de frémir.
Panorama de la situation en six points.
1. Livres annulés
Mars 2020 : Hachette annonce qu’il va publier l’autobiographie de Woody Allen le 7 avril. Le livre est très attendu mais il arrive dans un contexte difficile. L’un des fils de Mia Farrow, le journaliste Ronan Farrow, a couvert le scandale autour de Harvey Weinstein. Sa soeur, Dylan, accuse le réalisateur d’agression sexuelle, et le journaliste décide de ne plus travailler avec Hachette. La tension monte dans la maison : les employés manifestent leur mécontentement. Quelques jours à peine après l’annonce, des dizaines de salariés quittent leur bureau de Manhattan pour protester.
Hachette finit par jeter l’éponge : ils ne publieront pas l’ouvrage. Dans une lettre expliquant leur motivation, ils écrivent : « […] nous n’annulons pas les livres à la légère. Nous avons publié par le passé beaucoup de livres difficiles, et nous continueront. En tant qu’éditeurs, nous nous assurons chaque jour dans notre travail que des voix différentes et des points de vues conflictuels puissent être entendus ». Mais pas celui de Woody Allen visiblement. Le livre a finit par être repris par Arcade Publishing et par être publié quelques semaines plus tard.
2. Bibliothèques expurgées
Aux États Unis, les blogueurs s’activent pour « décoloniser » les bibliothèques. Il suffit de faire une recherche sur le sujet pour trouver des dizaines d’exemples. Un premier site conseille par exemple de « chercher des auteurs issus de la diversité, et pas seulement des livres montrant la diversité. Si vous voulez réellement décoloniser votre bibliothèque, il faut faire plus que se contenter de chercher un visage noir/marron sur la couverture ». Un autre site explique : « décoloniser votre librairie […] aide à naviguer à travers votre identité et votre privilège ». Un troisième va plus loin : Impact Travel Allaince donne la répartition des gens qui travaillent dans l’édition en fonction de la couleur de peau, du sexe, de leur orientation sexuelle et de leur handicap. 76 % blanc : tout s’explique donc ?
Ce travail, que les gens sont invités à faire chez eux, trouve un écho dans les bibliothèques. A l’occasion des mises à jour régulière des rayons, les bibliothécaires activistes peuvent ainsi évacuer les ouvrages qui ne sont pas suffisamment empruntés, ou qui sont abîmés, ou qui sont « problématiques » et les remplacer par des livres corrects.
3. Livres qu’on arrête de publier
La maison qui gère les livres du Dr Seuss, un auteur de littérature jeunesse extrêmement populaire aux États Unis, a décidé de retirer six livres de son catalogue. La liste inclut And to Think that I saw It on Mullberry Street un livre de 1937 qui est considéré comme un classique.
Le motif ? « Ces livres dépeignent des gens d’une façon qui heurtent et qui sont mauvaises », déclare la maison d’édition dans un communiqué. Les dessins en question montrent des minorités représentées de façon caricaturale, telles qu’on les représentaient dans les années 30.
4. Livres qu’on ne distribue plus
Encore aux États Unis, qui désormais donne le la en matière d’idéologie en Occident, un livre a carrément été privé de plusieurs réseaux de distribution après qu’une personne se soit plainte.
Irreversible Damage est un livre qui dénonce l’idéologie transgenre, en particulier le fait de donner des traitements hormonaux à des mineurs qui, par définition, ne peuvent pas donner leur consentement. Il a eu un certain retentissement, d’autant que l’auteur, Abigail Shrier, est éditorialiste au Wall Street Journal. Une personne s’est plainte sur Twitter auprès de la chaîne de grande distribution Target qu’un tel ouvrage soit disponible. Target a aussitôt retiré le livre de son catalogue et a présenté ses excuses. Amazon avait également supprimé les publicités pour cet ouvrage pour les mêmes raisons.
L’auteur a mené la contre-attaque : un sénateur s’est même impliqué dans l’histoire. Target a fait machine arrière et a remis l’ouvrage dans son catalogue.
5. Livres réécrits
Ce genre de phénomène n’arrive-t-il qu’aux USA ? Point. La même tendance est à l’œuvre en France, même si elle prend des formes différentes.
Les éditions Hachette jeunesse ont par exemple décidé de réécrire les Club des Cinq. Actualitté a consacré un long article sur le sujet, démontant les différentes modalités mises en œuvre : coupe de certaines descriptions, réécriture des dialogues, cela a même été jusqu’à la suppression pure et simple des passés simples, jugés trop compliqués pour les lecteurs ! L’édition est appelée NED (pour nouvelle édition) et la page de garde comporte la mention « traduction revue par ».
Cela n’a pas tant ému dans les chaumières : après tout, ça n’est « que de la littérature jeunesse ». C’est mal comprendre le mouvement de fond auquel nous sommes confrontés. C’est un mouvement qui travaille sur le long terme et qui pratique le peu à peu. Chaque fois ça va un peu plus loin, un peu plus loin, et un jour…
Philippe Sollers avait écrit, ironique, dans un article de 2006 : « Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d’un sadisme effrayant et, compte tenu de l’œcuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l’Index, voire d’expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu’on le brûle solennellement me paraît inévitable. »
Excès ? Voire. Courrier International a publié un article en mars 2021 expliquant qu’un éditeur néerlandais publie une nouvelle traduction de l’Enfer. Courrier international note « le style a été adapté pour être plus accessible, notamment aux jeunes ». Mais la vraie polémique vient du fait qu’un passage a été supprimé : « […] le passage où figure le prophète Mahomet a été légèrement modifié […] ». Pourquoi ? L’article explique « pour ne pas blesser inutilement ».
6. Livres brûlés
C’est la dernière étape, la plus frappante. Je pensais sincèrement qu’elle ne se produirait pas de sitôt. Et puis j’ai lu l’article suivant : le 28 mars 2021, dans la ville d’Eupen en Belgique, trois personnes ont dérobé des livres dans une bibliothèque et y ont mis le feu dans le parc.
Acte isolé, mais dont la presse n’a rendu compte ni de la motivation, ni des conséquences, ni même des livres qui avaient été brûlés.
Livres annulés, livres oubliés, livres caviardés, livres réécrits, livres étouffés. A chaque fois, quelque chose qui semble relever de l’anecdotique. A chaque fois un motif différent, même si certains thèmes reviennent. Mais dans tous les cas, l’idée que les livres sont dangereux, qu’il y a quelque chose à reprendre en main, et que ce n’est pas au lecteur de décider ce qu’il peut lire et comment il peut le lire. A chaque fois, une bonne volonté s’intercale entre le lecteur et son livre pour l’aider pour l’aider à penser correctement. C’est une censure molle qui semble s’infiltrer peu à peu jusque dans des interstices que l’on aurait jamais imaginés et qui s’attaque à tous les maillons de la chaine du livre.
Lao Tseu écrit dans le Tao Te King : « ce qui n’est point éclos est facile à prévenir » (LXIV). Il est temps de nommer le phénomène et d’arrêter ces nouveaux censeurs.
Image : André Gill, Public domain, via Wikimedia Commons