Il y a des termes polysémiques qui, si on ne prend pas la peine de les définir, obscurcissent le discours et le plongent dans un chaos inextricable. Le mot antisémitisme est un cas d’école, parce qu’il en vient à recouvrir deux sens très distincts, où l’on mélange le genre et l’espèce. Dans le meilleur des cas c’est une confusion sémantique, dans le pire, un outil rhétorique redoutable. Pour arriver à démêler l’écheveau et répondre à notre question, il faut commencer par redéfinir les termes.
Historiquement, en occident, on a reproché aux Juifs trois choses : leur religion, leur ethnicité et leur terre. Chacun de ces reproches a des caractéristiques spécifiques et prend des noms différent.
La première contestation est de nature religieuse. Les chrétiens reprochent aux Juifs de ne pas reconnaître Jésus comme le Messie que leur propre religion attendait, et ce alors même que, de leur point de vue, il avait réalisé un certain nombre de prophéties. C’est l’anti-judaïsme classique, repris sous d’autres modalités par l’Islam. (Lorsque cette nouvelle religion monothéiste apparaît, le reproche est de ne pas avoir reconnu Mahomet comme prophète. Pire : on reproche aux Juifs d’avoir modifié leurs textes et d’avoir enlevé toute référence à la venue du dernier des prophètes. C’est l’accusation de falsification.)
La seconde contestation est de nature ethnique. Historiquement elle apparaît bien plus tard, même si elle accompagne la première dans son sillage. L’accusation ? Reprocher aux Juifs d’être une nation à part et à ses membres d’être différents, autres, irrémédiablement étranges et étrangers. Sa forme moderne est celle du XIXème siècle et se place à ce moment-là sur fond de théorie, à l’époque scientifique, raciale. Son point culminant ? La Shoah et l’extermination systématique de plus de six millions d’êtres humains, considérés comme des sous-hommes par leurs bourreaux.
La troisième contestation est de nature politique. Elle date de l’indépendance d’Israël et plus précisément de la guerre des six jours. Voyant qu’ils ne pouvaient gagner par les armes, les pays arabes, soutenus par l’union soviétique, ont déplacé le combat sur un registre moral : détruire la légitimité de l’état hébreu en utilisant toutes les armes légales possibles au niveau international et en soutenant une guérilla constante sur place.
C’est l’antisionisme que nous voyons à l’œuvre en occident de façon décomplexée depuis la seconde intifada, au début des années 2000.
Trois mots, trois concepts, mais dans les trois cas un point commun : les Juifs ont tord. Pourquoi ? Les raisons diffèrent, mais la mise en accusation est là, et elle finit toujours par se traduire par une violence physique très concrète, même si elle n’en est pas la seule explication.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’anti-judaïsme a pratiquement disparu du monde chrétien. L’église catholique a renoncé au dogme du Verus Israel au moment de Vatican II et le pape Jean-Paul II a même été jusqu’à nommer les Juifs « grands frères dans la foi ».
L’antisémitisme, au sens que nous avons donné, est également une histoire qui relève de plus en plus du passé. On ne trouve plus de scientifiques pour défendre l’inégalité des races, ni de mouvements politiques pour appeler à l’extermination des Juifs sous cette modalité. La Shoah a rendu cela impossible en Occident.
Arrive la troisième option : l’antisionisme. Déplacer la critique sur un nouveau champ. Ne plus se focaliser sur la religion ou l’ethnie, mais sur la politique. C’est la forme qui est la plus développée actuellement et qui pullule sur les campus ou dans les manifestations.
Reste une question : comment appeler cette obsession qui consiste à vouloir absolument mettre les Juifs en accusation, la raison ne devenant qu’accessoire ? Il n’y a pas encore de mot précis. On dit parfois anti-Juif, mais le terme n’est pas encore un concept réellement scientifique. Faute de mot, étant donné que la phase qui a été la plus travaillée, étudiée, discutée ces dernières décennies est la phase antisémite, c’est ce mot là qui est utilisé.
Antisémite en vient donc à désigner à la fois le genre (la catégorie générale) et l’une des espèces (l’un des membres de cette catégorie).
Voilà où intervient la confusion sémantique. Lorsqu’on dit que l’antisionisme est une forme d’antisémitisme, cela peut vouloir dire deux choses différentes. Soit on veut dire que l’antisémitisme est la catégorie générale dans laquelle on trouve, entre autre, l’antisionisme (ce qui est juste) soit on veut dire qu’une espèce est identique à une autre espèce (ce qui est un erreur logique). Pour prendre un parallèle, ça serait la même différence entre dire « une table est un meuble » et « une table est une chaise ». La première proposition est banale, la seconde est un non-sens sémantique.
Les ennemis des Juifs utilisent cette confusion sémantique jusqu’à plus soif. Ils crachent sur Israël, reprochent à cet état des choses qui ne sont reprochées à aucun autre état au monde, et, lorsqu’ils sont accusés d’antisémitisme, répondent avec une candeur toute hypocrite qu’ils ne sont pas antisémites, étant donné qu’ils n’ont rien contre les Juifs, seulement contre un état. (Qui se trouve être le seul état à majorité juive du monde, sis sur la terre historique du peuple juif, mais d’après eux ça n’est qu’une coïncidence). On a d’autres variations sur ce thème : linguistique (« antisémitisme veut dire contre les sémites, or je n’ai rien contre les autres sémites, donc CQFD»), géographique (« c’est une terre colonisée ») ou politique (« on a quand même le droit de critiquer le gouvernement d’un pays »).
A chaque fois, c’est une mise en accusation du peuple juif pour ce qu’il est dans son essence : c’est donc bien une variation sur la catégorie générale de l’antisémitisme*.
Alors comment se sortir de cette confusion linguistique ? En parlant français, tout simplement. Car il existe, dans la langue française une manière très simple de distinguer le genre de l’espèce : c’est la majuscule. Lorsque le genre et l’une des espèces ont le même nom (ce qui arrive fréquemment) alors le genre prend une majuscule et l’espèce garde une minuscule. C’est ainsi qu’on distingue l’Homme (synonyme d’être humain) de l’homme (de sexe masculin) ou l’Identité (tout ce qui fait la personne) de l’identité (ce qui ne change pas dans une personne).
Conclusion : l’antisionisme est bien une forme d’Antisémitisme mais en aucun cas une forme d’antisémitisme. CQFD.
*Voir à ce sujet le test des trois D de Nathan Sharansky pour distinguer une critique légitime de la politique israélienne de ce qui ressort de l’antisémitisme classique.
Image : תנא קמא, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons