L’art de définir, au sens strict est le domaine du lexicographe.
Arrêtons-nous quelques instants pour l’observer dans son milieu naturel, à une époque où l’informatique n’existait pas.
Le lexicographe est un moissonneur du langage. Il recueille patiemment, sur de petites fiches cartonnées, toutes les occurrences des mots qui l’intéresse. Il écrit les citations, il précise l’auteur, il note la source et l’année. Puis il classe les fiches, par mots, et regarde s’accumuler, patiemment, tous ces éclats de langue.
Vient le jour de l’écriture. Le lexicographe attentif a recueilli, pour un mot donné, des dizaines d’occurrences. Des dizaines de phrases, chacune indexée sur sa fiche, qui dessinent ainsi le paysage du mot considéré.
Son premier travail consiste à classer ces fiches par catégories. Chaque mot trouvera ainsi ses différents sens, qui correspondront chacun à une entrée dans la définition.
Il s’agit alors de relire chaque tas, de déguster ces mots et leur contexte, de les faire tourner dans sa bouche et dans son esprit pour en goûter toute la complexité. Ce lent travail effectué, il s’agit maintenant de laisser reposer. De digérer. D’externe, le travail devient maintenant interne. Il s’agit de laisser l’inconscient organiser tout cela, et de méditer tranquillement sur cet aperçu de la langue.
A ce moment-là, le lexicographe, heureux, est comme un vieux méditant sur la toile d’un maître flamand. La lumière éclaire son visage d’un lueur différente. Ça y est : il vient de trouver : la définition s’impose à lui. Aussitôt, il la note. Le crissement de sa plume est le témoin de la sûreté de son geste.
Il s’arrête à nouveau, relit ce qu’il vient d’écrire et repart dans sa méditation. Il interroge ces quelques mots. Ont-il réellement cerné le sens ? Est-il allé au fond de la question ? Rend-il vraiment compte de l’ensemble des exemples qu’il a devant ses yeux ?
Le lexicographe biffe un mot, rajoute un adjectif, corrige une lettre qui était mal formée et qui laissait planer le doute sur le genre du nom suivant. Ceci fait, il ajoute quelques exemples, directement tirés de ses fiches, et passe à l’entrée suivante.
Après de longues minutes à suer sang et encre, sa copie est achevée : le mot est défini. Il est prêt à rejoindre ses frères et soeurs dans le dictionnaire.
La scène est relativement simplifiée, mais décrit à peu près le processus suivi pour constituer un dictionnaire digne de ce nom. Premièrement partir de la langue telle qu’elle est pratiquée, deuxièmement cerner les frontières de chaque mot, troisièmement trouver les sens différents, quatrièmement chercher la définition.
Mais quelle définition exactement ?
Car le lexicographe dispose, dans sa boite à outils, de deux grandes catégories de définitions. Les définitions que l’on appelle «extensive» et les définitions «intensives».
Les définitions extensives sont, d’une certaine manière, les plus simples, mais ce sont également les moins usitées. Ce type de définition consiste à énumérer l’ensemble des membres d’une catégorie. A la définition chiffres, on trouverait par exemple la liste : «un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, zéro ». A la définition département, on lirait la liste des x départements français. On comprend pourquoi elle n’est pas souvent utilisée : l’exercice devient vite long, répétitif et encombrant.
On lui préfère parfois une variation : la définition ostensive, qui consiste à énumérer quelques exemples afin de donner la direction générale du mot. A nouveau, à la définition chiffre, on trouverait «un, deux, trois, quatre, etc.». Pas très convaincant ? Effectivement.
Raison pour laquelle notre lexicographe préférera plutôt une définition intensive, ce qui est un mot savant pour désigner le genre de définition que nous avons essayé de chasser la semaine passée, ou, pour reprendre les mots du Larousse : « énonciation des qualités propres d’un objet ». Autrement dit : qu’est-ce qui fait que cet objet est lui-même et non un autre ?
Ce type de définition s’appelle, en bon latin « genus et differentia », du genre et de la différence, d’après la phrase « per genus proximus et differentiam specificam« .
Une définition de ce type va commencer par dire à quelle catégorie générale le mot appartient (quel est son genre), puis en quoi il est différent des autres objets qui appartiennent à la même catégorie.
La table est par exemple un meuble (le genre), mais c’est un meuble avec un plateau (par opposition à tous les meubles sur lesquels on s’assied par exemple) et avec un ou plusieurs pieds (par opposition aux meubles suspendus au plafond ou accrochés au mur), sur lequel on peut manger ou travailler (par opposition au fait de cuisiner, auquel cas ça serait un plan de travail).
C’est une stratégie efficace, parce qu’elle oblige à rentrer dans le dur : elle force le lexicographe à expliquer ce qu’est l’objet, plutôt que de se contenter de donner un synonyme, ce qui est généralement le premier pas vers une série de définitions circulaires qui se renvoient les unes aux autres (la hantise du lexicographe averti).
Mais ce n’est pas toujours suffisant, ni même possible. Le lexicographe rompu à l’exercice sait qu’il y a des mots qui résistent au traitement genus et differentia. Le mot langage en est un exemple fameux. Cela fait au moins deux siècles que l’on étudie la linguistique, et, de l’avis des spécialistes, on n’a toujours pas une définition carrée de ce qu’est un langage.
Ce dont on dispose en revanche, c’est d’une liste de critères qui caractérisent une langue. Ce sont là neuf paramètres que toutes les langues ont en commun. Que l’un d’eux manque, et ce n’est pas une langue.
Comment le lexicographe peut donc se sortir de cette impasse ? En donnant la liste des critères en question. C’est une définition tout à fait valable : elle explique ce qu’est le mot, mais a recourt à une stratégie différente que celle du genre et de la différence.
Voilà comment, peu à peu, se construit un dictionnaire.
Mais si nous avons commencé en disant « au sens strict », c’est que nous présupposions qu’il y avait également un sens plus large, une autre façon d’envisager la définition qui ne serait pas que l’oeuvre du lexicographe, aussi rigoureux et attentif soit-il.
Car il y a toute une catégorie de mots qui résistent aux dictionnaires. Qui ne se satisfont pas des marges trop étroites d’un ouvrage qui doit dire toute une langue en quelques milliers de pages. Qui a besoin d’espace, de temps et de réflexion pour vraiment déployer son sens.
C’est là qu’intervient la rectification des noms. C’est là qu’intervient l’écrivain.
(A suivre.)
Image : Pierre Contant d’Ivry, Public domain, via Wikimedia Commons.