Le futur est derrière nous – Pour une éthique du présent (2/2)

Revenons à notre problème éthique : le futur n’existant pas (encore) comment se comporter lorsqu’il s’agit de le prendre en compte ? Réponse de notre petite histoire liminaire : en agissant maintenant, le plus vite possible, seul moment qui existe un peu, le reste étant totalement hors de portée.

Rabbi Hillel disait d’ailleurs à ce sujet : « si ce n’est pas maintenant, quand ? » (Pirkei avot I, 14)

Il faut également ajouter qu’en hébreu biblique « maintenant » se dit עתה (atah), ce qui sonne presque comme אתה (atah), « tu ». Le présent est le seul moment que l’on peut vraiment tutoyer, le seul auquel on peut s’adresser.

C’est également l’avis de Confucius, à qui Ran Qiu, son disciple, demande :

« Dois-je mettre aussitôt en pratique ce que je viens d’apprendre ? Le Maître dit : mettez-le aussitôt en pratique » (Les Entretiens, XI, 22 ; traduction Ryckmans)

A Ran Qiu, qui avait tendance à remettre les choses à demain, il conseille donc de s’atteler immédiatement à la tâche.

La lecture simple va dans le même sens que l’impératif hillélien : il n’y a qu’un seul moment pour faire son devoir, et c’est maintenant.

Cette perspective va très loin, et donne le vertige lorsqu’on reconsidère certains moments historiques.

Considérons par exemple l’année 1940. La guerre vient d’éclater en Europe de l’Est, mais elle n’a pas encore gagné tout le continent.

Les frontières se ferment de toutes parts, et des centaines de milliers de réfugiés Juifs se trouvent dans une situation de plus en plus inextricable.

Partout, il y a des gens qui essayent de trouver des solutions. C’est par exemple le cas du Rabbin Teitelbaum, qui travaille avec le Joint pour essayer de sauver deux cents membres d’une yechivah bloquée en Lituanie.

« Il déclara que vingt-cinq à trente familles sont en danger extrêmement, et devraient être amenées aux Etats Unis immédiatement. Il se mit pourtant d’accord avec plusieurs membres du comité sur le fait que « aucune approche ne doit être faite à Washington avant les élection ». Une fois les élections passées, peut-être pourraient-ils obtenir des visas américains. Ce que le rabbin ignorait c’est que cette opportunité d’immigration pour les Juifs européens serait finie dès le second semestre 1941, à peine six mois plus tard (1). »

Et ce n’est qu’une anecdote parmi d’autres. L’auteur ajoute un peu plus loin : «  L’Antisémitisme aux Etats Unis était très répandu. Un sondage en Juillet 1939 montra que 31, 9 pourcent des gens considéraient que les Juifs avaient trop de pouvoir dans le monde des affaires et que quelque chose devrait être fait. En Juillet 1942, 44 pourcent pensaient que les Juifs avaient trop de pouvoir et d’influence […] Et même en 1943, Sam Rosneman, qui était juif, l’aide de camp de Roosevelt et l’auteur de ses discours, craignait que « si on prête trop d’attention aux souffrances des Juifs européens, l’antisémitisme américain augmenterait (2)».

Une éthique du présent, du présent considéré comme seule réalité absolue, aurait poussé à agir immédiatement. La question était les réfugiés qui étaient ballottés par l’époque, et la réponse devait primer sur toute considération d’un futur potentiel. Il fallait agir comme si rien d’autre n’existait, parce que le futur était inconnu et inconnaissable.

Les élections dans six mois ? Qui sait ce qu’il se sera passé d’ici là. Il s’agit de sauver vingt-cinq à trente familles, maintenant. L’Antisémitisme pourrait augmenter dans le futur aux Etats-Unis ? Ca n’est pas la question. Le futur appartient au futur, mais 1943 nécessitait que l’on agisse pour 1943.

Pratiquement à la même époque, en 1940, Walter Benjamin écrivait : « il existe un tableau de [Paul] Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir à dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès » (Walter Benjamin, Sur le concept d’Histoire, neuvième thèse).

Le futur est, peut-être, encore derrière nous.


Sources

(1) Japanese and diplomats
(2) ibid.