Opération Epées de fer – Journal d’un civil (15) Shabbat Noah

                Ce matin, nous célébrons un heureux événement. Un couple d’amis a eu un petit garçon shabbat dernier. Et, comme il est de coutume lorsque le bébé est en bonne santé, huit jours plus tard, c’est l’heure de la brit, littéralement de l’entrée dans « l’alliance » ; c’est l’heure de la circoncision.

                On n’est pas invité, pour la bonne raison qu’on n’invite pas à une brit. On annonce quand elle aura lieu et tout le monde vient. On nous a dit : ce sera à telle synagogue, après l’office du matin, vers 10h45.

                A dix heures, branle-bas de combat : personne n’est tout à fait prêt. On s’habille, on vérifie qu’on a bien à boire et à manger pour les enfants, et on s’engouffre dans l’ascenseur de shabbat pour ne pas arriver trop en retard. C’est le genre d’événement qui n’attend pas : il n’y a pas de deuxième acte !

                On part à travers les rues du quartier, sans savoir exactement où se trouve la synagogue. Il n’y a pas eu d’alerte hier, il n’y en a pas eu avant que nous partions : peut-être que le jour sera calme et que nous n’aurons pas à courir pour nous mettre aux abris au milieu de l’événement.

                Miracle : on se perd à peine, on traverse une ruelle boueuse (à Be’er Sheva au mois d’octobre, voilà quelque de surprenant) et on finit par voir des enfants jouer devant un bâtiment qui pourrait être une synagogue. On reconnaît l’aîné de la famille qui est au centre de toutes les attentions aujourd’hui :  bingo. On n’est même pas en retard : il est 10h40. La prière du matin est à peine terminée, il y a encore des gens à l’intérieur.

                Quelqu’un nous dit néanmoins : vous arrivez un peu tard. On demande pourquoi. On nous répnd : « la brit a dû être avancée, elle a déjà eu lieu ! »

                Oy. On a loupé la seule séance.

                On nous explique que l’heure a été changée à la dernière minute. Le mohel (la personne qui fait les circoncisions) en avait deux ce matin. La deuxième devait avoir lieu le plus tôt possible : le père a été appelé par l’armée pour partir à côté de Gaza juste après.

                On fait de mauvaise fortune bon appétit : on reste un peu pour profiter du buffet. Les enfants jouent, on discute avec les amis qui sont là. Ceux qu’on connait le mieux se confient sur ce qu’ils traversent depuis que la guerre a commencé. Ceux qu’on connait moins restent dans des discussions plus superficielles.  On rentre en fin de matinée, soulagés qu’il n’y ait eu aucune alerte.

                Dans l’après-midi, ma femme ressort avec mon fils pour aller rendre visite au nouveau bébé et à sa mère. Je reste à la maison pour essayer de me reposer un peu. J’essaye de lire, mais je n’arrive pas à me concentrer. Finir un chapitre de mon manga préféré me paraît le bout du monde.

                Je n’arrive même pas à étudier la paracha de cette semaine, qui concerne l’histoire de Noah et du déluge.

                Elle a suscité beaucoup de commentaires en ligne depuis quelques jours, pour un mot particulier. Dans le texte, le déluge survient parce que la terre est remplie de « violence ». Ou, selon les commentaires, d’ « iniquités » ou de « vol ». Mais le mot employé en hébreu biblique est particulièrement saisissant : la terre était remplie de « hamas ».

                Ça ne s’invente pas.

                Pour qui étudie la Torah selon le cycle annuel, ce genre de référence arrive plus souvent qu’à son tour. Déjà parce qu’on lit la parasha Noah une fois par an, et que ça fait des années qu’on a tous noté le double sens du mot en question. Mais aussi parce que c’est une tradition que de lire l’actualité à l’aune du texte, peut-être pour se rappeler que c’est un texte d’actualité.

                A ce sujet, le premier Rabbi de Loubavitch avait dit à ses élèves : « il faut vivre avec son temps ». Les élèves ont discuté longtemps de ce que cela voulait dire, jusqu’à ce qu’on leur expliquer qu’il fallait vivre chaque journée en lien avec la section de la Torah du jour. Ce qui veut dire qu’il arrive que les deux temps, le temps du texte et le temps de l’histoire, se déroulent parfois de façon synchrone.

                Il est évident que derrière cela, se dessine une conception de l’histoire fort différente de la conception occidentale. On appelait en français l’histoire biblique l’histoire « sainte », ce qui présuppose une histoire profane. Tandis que dans la conception hébraïque, il n’y a qu’une histoire, qui est le lieu de dévoilement du Créateur.

                Cela donne lieu à beaucoup de discours, qui cherchent un lien, parfois ténu, entre le jour où le discours est prononcé, et ce que la Torah dit à ce moment-là. Mais parfois le texte n’a pas besoin d’aucune explication, d’aucun commentaire : son sens déborde dans tous les sens, il interpelle le lecteur de façon pleine et entière.

                Et généralement, à ce moment-là, on rit. La semaine passée, le Twitter juif religieux a multiplié les bons mots et les blagues sur le fait que le hamas allait apparaître dans l’histoire de Noah.  Mais comme disait Neil Simon : « le rire est une vérité partagée ». On ne rit pas pour se moquer et pour rabaisser, on rit parce qu’on reconnaît là une vérité essentielle, et qu’elle nous prend par surprise, même quand on sait à l’avance qu’elle se trouve là.

                Voir aussi, par exemple, le jour de l’indépendance d’Israël, le 14 mai 1948. La date tombe au hasard, elle marque la fin du mandat britannique. Ben Gourion décide d’avancer d’un jour parce que la fin avait lieu en réalité le 15, un shabbat : il lit la déclaration le vendredi à 16h00, et 25 personnes la signent immédiatement. Après 1878 ans d’exil, le peuple juif est à nouveau souverain sur sa terre.

Le lendemain, dans toutes les synagogues du monde, on lit la section hebdomadaire prévue ainsi que le passage des prophètes qui va avec. Cette semaine-là, par le plus grand des hasards, dans une grande partie des synagogues du monde, c’est un passage du livre de Amos, qui se termine ainsi (IX, 13-15) :

« Voilà que des jours viennent, dit l’Eternel, le laboureur atteindra le moissonneur ; celui qui foule le raisin atteindra celui qui répand la semence ; les montagnes distilleront une douce liqueur, et toutes les collines fondront. Et Je ramènerai les captifs de mon peuple Israël, et ils bâtiront des villes désertes et les habiteront ; ils planteront des vignes et en boiront le vin, et ils cultiveront des jardins et en mangeront le fruit. Je les planterai dans leur terre, et ils ne seront plus arrachés de la terre que je leur ai donnée, dit l’Eternel ton Dieu. » (Traduction Samuel Cahen)

Eternité du texte ; actualité du texte.