Opération Epées de fer – Journal d’un civil (1) La sidération

Jour 1. La sidération.

Six heures trente, matin de shabbat : première alerte sur Be’er Sheva. Moment de sidération. Est-ce que c’est vraiment une sirène ? Est-ce que c’est un exercice ? Est-ce que je suis en train d’imaginer le bruit ? Après trois rugissements je sais que non, c’est bien réel, et qu’il faut réagir : on a une minute pour aller aux abris.

Je dis à mon fils d’aller au mamad, dans la pièce blindée et je vais chercher ma fille qui dort encore. Ma femme arrive, les yeux encore englués. Qu’est-ce qu’il se passe ? Aucune idée.

On entre dans le mamad et on referme la lourde porte en fer, le cœur battant. On s’assied au milieu des valises et des cartons : en ce moment, la pièce sert de débarras en préparation de notre déménagement prochain.

La première alerte laisse place à une seconde. Puis à une troisième. Entre deux, on sort en vitesse pour aller chercher de quoi boire, un biberon pour le bébé ou un siège un peu plus confortable que le pot de peinture sur lequel je patiente pendant que les enfants m’escaladent par le côté sud.

Les alertes se font plus nombreuses ; on finit par ne plus sortir de la pièce. Avec la porte close, la température monte vite. Les enfants ne comprennent pas ce qu’il se passe : tout ce qu’ils savent c’est qu’on est dans la pièce qui leur est d’habitude interdite. Ils sont ravis, ils sautent partout.

Les sirènes durent. Cela fait plus deux heures. Fait exceptionnel, je finis par allumer le téléphone, pour avoir les instructions du gouvernement. Je suis le seul à vraiment savoir ce qu’il se passe pendant les heures qui suivent.

Les nouvelles sont inquiétantes. On a du mal à cerner ce qu’il se passe et à quelle échelle ça se déroule. On entend parler de prises d’otages, de plusieurs bâtiments en train de brûler, de terroristes qui se seraient infiltrés sur le territoire national. J’ai le sentiment que quelque chose est en train de s’effiler et qu’on ne sait pas jusqu’où ça va aller.

On organise peu à peu le mamad. On enlève ce qui ne sert à rien, on ajoute ce qui servira plus tard. Qu’on y soit quelques heures ou quelques jours (D-ieu préserve), on aura besoin de boire, de manger, d’être assis confortablement (besoins du corps), on aura aussi besoin de psaumes, de livres de prière et de livres pour étudier (soif de l’âme).

Les enfants sont intrigués, excités, et finissent par extérioriser ce que ressentent les parents. C’est un bazar sans nom, le tout ponctué par les sirènes et le bruit des explosions dans le lointain.

Après quelques cycles d’alerte, on installe la poussette avec ses deux sièges : chaque enfant a son espace, comme une petite cabane dont il peut rabattre le toit et se sentir encore plus protégé.

Vers dix heures, on peut enfin sortir plus de trois minutes. Mon fils s’installe sur le canapé du bureau et se fait une petite cabane avec une couette. Il a quatre ans à peine. Que lui dire ? Que lui raconter ? Je lui dis qu’il est avec nous, qu’on veille sur lui et que tout va bien se passer. Je ne sais pas qui c’est censé rassurer le plus.

Cette fois-ci, l’attaque a été une vraie surprise. Aucun prologue, aucune escalade, aucune tension préalable. Hier soir on avait des amis à dîner pour célébrer le début de Simhat Torah ; ce matin on est sous les bombes.

On dit souvent que les Israéliens vivent dans le présent et qu’ils ont un sens de l’emploi du temps et du futur plus qu’approximatif. Les guerres qu’ils ont traversées depuis la recréation de l’état suffisent à l’expliquer : qui sait à quoi ressemblera le monde demain ? Dans une heure ? Et même dans dix minutes ? Cette instabilité oblige à se recentrer sur le seul moment réel : le présent, le seul endroit où l’on peut vraiment agir. Quitte à oublier demain, qui n’est qu’une chimère instable de toute façon.

En attendant l’alerte suivante, on essaye de préparer le plus possible. On s’assure que tout le monde mange et boit. Qu’on a des chaussures confortables et l’équipement nécessaire. On se concentre sur le dérisoire pour essayer de canaliser le tragique. A dix heures trente, voilà ce que je sais :

  • 80 blessés au moins sont traités à Soroka, l’hôpital de Be’er Sheva. On entend beaucoup d’ambulances passer, ils sont amenés de la région de Gaza.
  • Selon Tsahal, plus de 2000 rockets ont été tirées depuis 6h30 ce matin.
  • Le chef du conseil régional de Sha’ar Haneguev a été tué alors qu’il défendait le village.
  • Les écoles sont fermées dans la région jusqu’à dimanche 18h.

Les instructions concernant les commerces et les entreprises ressemblent à celles qu’on devait suivre pendant le Covid : cette fois-ci le virus s’appelle hamas. Cela fait des années qu’on sait la confrontation inévitable, et ce matin, il semble que ça soit vraiment le début.

Une heure plus tard, Netanyahou annonce : « nous sommes en guerre ». J’essaye de me souvenir si je l’ai déjà entendu dire ça, mais j’ai l’impression que c’est la première fois. Le tissu continue de s’effilocher.

La journée passe mollement. Il n’y a presque plus d’alertes dans notre quartier. On reste à l’intérieur. On essaye de se reposer. On essaye de jouer avec les enfants. On essaye de lire. Mais le cœur n’y est pas vraiment. On attend qu’aujourd’hui se fasse. Aujourd’hui, l’un des jours censés être les plus joyeux de tout le calendrier, le jour où l’on danse avec la Torah, l’enseignement qui nous guide à travers les ténèbres depuis des millénaires. Aujourd’hui, lendemain de la commémoration de la guerre de Kippour, une autre guerre qui a pris Israël par surprise un jour de fête.

Vers dix-neuf heures, on met les enfants au lit, après avoir chanté la havdalah, la prière de fin de shabbat, avec plus de force que d’habitude. On donne des nouvelles à nos proches et on prend des nouvelles de tout le monde.

Un de mes élèves est officier. Il a fini son service l’année dernière. Je lui demande comment il va. Il me répond : « pas bien ». Et il ajoute : « the situation is really bad ». Il dit qu’il peut me briefer sur certains points si je veux. J’hésite. Est-ce que je veux vraiment connaître l’étendue des problèmes qui nous attendent ? Je lui dis qu’on pourra se parler plus tard.

Les nouvelles arrivent par WhatsApp. Bonnes : les amis dans le kibboutz untel vont bien. « Ok dans les grandes lignes ». La copine qui est enceinte et qui doit accoucher d’ici peu n’a pas accouché, en dépit du stress (ce qu’elle regrette).

Les nouvelles moins bonnes arrivent également. Les amis qui ont dîné chez nous envoient un message : « deux amis de notre groupe de théâtre habitent un kibboutz à côté de Gaza. Ils ont été ou kidnappés ou tués. » En Israël la théorie des six degrés de séparation ne tient pas. Nous sommes un petit pays : tout le monde est à deux chaînons de distance au plus. Cela rend les joies plus fortes et les chagrins plus profonds. Ce soir nous sommes neuf millions à pleurer ensemble.

On reçoit des messages de soutien de plein de gens à travers le monde. Des amis, des inconnus. On voit des photos de la porte de Brandebourg illuminée aux couleurs d’Israël. On lit des messages de soutien des présidents, ministres et premiers ministres du monde entier. Cela fait chaud au cœur. Pour une fois, Israël n’est pas seul. Pour une fois, notre peine est partagée. Pour une fois le monde est d’accord pour regarder l’allure de notre ennemi, qui est aussi le leur. Peut-être, enfin, pourrons-nous le vaincre définitivement.

On prépare le mamad pour la nuit : coussins sur le sol, petite chaise de camping, bouteilles d’eau. On laisse la lumière allumée pour pouvoir facilement trouver le chemin en cas d’alerte et pour rassurer les enfants. Mais, alors qu’on va se coucher en espérant que la nuit sera relativement calme, je me dis que cette petite lumière n’est peut-être pas là que pour rassurer les enfants. – Fin du premier jour.