Opération Epées de fer – Journal d’un civil (2) Le jour d’après

8 octobre 2023. Le jour d’après.

Le jour d’après est, d’une certaine manière, pire que le jour même. Parce que hier on n’était sûr de rien. On savait à peine ce qu’il se passait, et, quel que soit l’événement considéré, il y avait un peu d’espoir que cela se résolve au mieux. Qu’on libère les prisonniers, qu’on retrouve les disparus et que tout le monde soit aussi sain et sauf que possible.

Mais aujourd’hui, le jour d’après, on sait. On connait la conclusion de beaucoup d’informations fragmentaires. Elles arrivent peu à peu au fil des heures, et s’assemblent, puzzle sanglant, dans la psyché nationale.

J’essaye d’éviter au maximum de voir les images, mais les mots, les mots sont parfois plus durs pour qui a une forte imagination. Les faits, eux, sont terrifiants.

Ce soir, je suis resté de longues minutes devant mon clavier à essayer de les écrire, à essayer de les décrire, mais ils débordent les mots de toutes parts. Et lorsque par malheur je vois passer une image, je me demande si elle est réelle. Quel genre d’être humain est capable de faire ça ?

Un copain qui habite en région parisienne m’envoie un message disant qu’il vient seulement d’apprendre qu’il y avait eu des enlèvements. Trente-six heures après les faits. Il suit pourtant l’actualité : je me demande ce que les gens savent et ce qu’ils ignorent à l’étranger. Est-on reparti dans un cycle de propagande dans lequel on va faire passer Israël pour l’agresseur ?

Alors il faut écrire. Il faut écrire ce qu’on préférerait taire. Il faut écrire pour que la vérité soit connue du plus grand nombre.

Les terroristes du hamas se sont livré à des pogroms. Ils ont cherché à tuer le plus grand nombre de personnes, mais leur mort n’était pas suffisante. A chaque fois qu’ils ont pu, ils ont humilié, blessé, violé, démembré. Ils ont créé des charniers. Ils ont paradé avec des corps brisés. Ils ont assassiné des familles entières. Dans une vidéo on entend l’un d’eux se réjouir alors qu’ils pillent une maison : il y a de l’alcool dans le frigo. Ils ont kidnappé des dizaines de personnes. Des grand-mères, des femmes, des enfants, des bébés. Une photo montre ces derniers installés dans une cage.

Voilà ce que le monde doit savoir : ceux que certains osent appeler des résistants, des militants, des combattants de la liberté, que font-ils ? Ils mettent des bébés dans des cages, ils décapitent un homme avec une pelle, ils utilisent la carte bleue d’une femme assassinée pour retirer de l’argent. Et ils se réjouissent, ils se réjouissent de trouver de l’alcool dans le frigo.

Je me rappelle une phrase d’un de mes rabbins, prononcée lors d’un sermon de Roch Hachanah il y a près de vingt ans : « la civilisation est un construction précaire bâtie sur le gouffre de la barbarie ».

Ce week-end, la barbarie est revenue à nos portes. Elle est entrée dans nos maisons. Elle a cru être libre d’agir pendant quelques heures ; que le monde s’en souvienne lorsque nos premières bombes tomberont.

Maintenant que nous avons un bilan un peu plus définitif, on peut dire : il y a eu huit cents morts. Mais ce n’est pas exact. Il faut écrire : il y a eu un mort, huit cents fois. Chacun dans des circonstances particulières, tragiques et impossibles à oublier. Chacun avec un nom, chacun avec une famille, chacun avec une histoire.

Certains comparent la tragédie de samedi avec le onze septembre ou avec le treize novembre. La comparaison me paraît appropriée. Dans ces différents événements le choc que l’on vit au niveau national est similaire.

Ce qui prouve d’ailleurs l’existence des nations. Lorsque celle-ci est en danger, le peuple ressent une émotion extrêmement particulière, comme un saisissement duquel il est difficile de se sortir. D’où également le rôle des dirigeants à ce moment précis pour tirer tout le monde vers le haut.

Aujourd’hui, le choc est certain. Il est palpable partout. A tous les échelons de la société, c’est un mélange de sidération et d’action : le pays se prépare à la guerre.

Les réservistes sont appelés comme rarement auparavant : on parle de trois cent mille. Des réservistes arrivent de l’étranger, et, dans tout le pays, les familles se préparent pour que ceux qui sont appelés le soient dans les meilleures conditions.

Certains soldats sont seuls : leurs familles n’habitent pas en Israël. Il y a aussitôt des groupes qui se forment pour les aider. Qui prépare un sac, qui l’apporte à tel endroit, qui s’assure qu’ils ont toutes les affaires nécessaires pour les jours qui viennent. Parfois un petit objet fait la différence : un Kindle avec de quoi lire pour se distraire un peu, du thé ou les biscuits que le soldat préfère, pour avoir un peu de chez soi loin de chez soi.

La mairie organise le volontariat civil. On reçoit un formulaire qui demande à quel moment de la journée les volontaires peuvent aider et dans quels domaines :
· Logistique
· Aider les personnes avec des besoins particuliers
· Activités et initiatives sociales pour maintenir le moral
· Assistance pendant le deuil et les funérailles
· Rejoindre la patrouille du quartier (pour les personnes ayant une arme)
· Autre

Le matin, on reçoit les instructions de la mairie, en anglais. On nous briefe sur ce qu’il va se passer et ce qu’il faut faire. Une phrase ressort : « tonight there was no unusual security incident in the Be’er Sheva area, but we must not become complacent – this is simulated silence ! »

La situation sécuritaire est encore très floue. Il y a toujours des terroristes infiltrés sur le territoire national. Certains semblent être arrivés jusqu’à Ashdod. En lisant ce message je ne sais que penser : est-ce que la mairie sous-entend qu’ils pourraient également être à Be’er Sheva ?

La journée avance mollement. Ma femme est censée travailler, mais elle n’a pas le cœur à l’ouvrage. Alors à la place, on range. On s’active dans la maison. On prépare le déménagement. On fait la vaisselle, la lessive, on démonte la soukkah. On passe du temps à jouer avec les enfants. On essaie d’avancer autant que possible, mais dans le lointain, on sait que la guerre se prépare. Le premier ministre a dit qu’elle serait longue et difficile. On le croit.

Vers seize heures, je sors pour la première fois depuis vendredi midi. J’ai l’impression de revivre la période du Covid, où la première sortie après une phase de confinement paraissait aussi dangereuse que libératrice.

Je descends les poubelles (deux sacs entiers qui seront mieux dans la benne que dans l’appartement). Je ne croise personne. Je vais à la station-service, qui fait également office de mini-marché. Presque personne, si ce n’est deux policiers qui font quelques emplettes. Les rayons sont parfaitement achalandés : il y a même presque plus de bouteilles de lait que d’habitude.

A la caisse, je me rends compte que l’application pour payer ne fonctionne pas. Je demande au caissier s’il y a un problème, il dit non. Il ajoute : « essaye de redémarrer ton téléphone ». Je redémarre mon téléphone : cette fois ça fonctionne. Banalité absolue de la scène alors que l’on commence à entendre les avions de l’armée survoler le quartier.

A la maison, la vie quotidienne continue en dépit de tout : il faut préparer le repas, donner à manger aux enfants, et manger quelque chose. Je n’ai pas faim. J’ai une sorte de pression sur l’estomac et la gorge serrée. Je me contente d’un peu de tarte aux poireaux et d’un petit paquet de gâteaux qu’on a ramené de France et que j’ai retrouvé au fond d’un placard. Un petit goût d’enfance qui fait du bien au corps et à l’âme.

Vers dix-neuf heures, on met les enfants au lit. Ils s’endorment comme d’habitude. On essaye de regarder un film, mais après une quarantaine de minutes la pulsion d’écriture est plus forte. J’ai honte de ce questionnaire où l’on demande ce que l’on peut faire et où je ne sais rien répondre. Parce que je me déplace difficilement, parce que je parle mal hébreu, parce que je suis déjà débordé à la maison. Alors je fais l’une des seules choses que je sais réellement faire : écrire.

Les mots sortent rapidement – chak-chak-chak – le rythme est saccadé. J’essaye de me relire, de supprimer les passages sans intérêt, de travailler un minimum le style. Mais l’urgence m’oblige à donner ce que j’aurais considéré, en temps normal, comme un premier jet.

Le jour d’après s’achève, le soir s’installe. Bientôt nous irons dormir. C’est le moment de reprendre des forces. La tâche qui vient s’annonce énorme ; nous serons à la hauteur.