Journal d’un civil (17) Le coup de mou

Ça devait arriver à un moment ou un autre : aujourd’hui, c’est le coup de mou. Le jour nul, gris, poisseux, qui semble passer au ralenti. J’ai l’impression de revivre les confinements Covid. Il me semble avoir entendu dire que, dans ces moments, il y avait toujours un cap à passer, un moment qui était plus difficile et qui devait juste être vécu en ses propres termes.

Eh bien dans l’opération en cours, c’est aujourd’hui.

Ce matin, ma femme va à l’hôpital pour rendre visite à une de nos amies. L’hôpital est relativement calme, mais deux services continuent quoi qu’il arrive, que ça soit la guerre ou la paix : la maternité et le service oncologie.

En revenant elle me raconte les dernières histoires. Apparemment on va transférer 500 lits depuis un hôpital qui était près de Gaza.

Mais ce n’est pas tout.

[Ici se trouve une anecdote que je ne peux reproduire en l’état avant de l’avoir vérifiée par au moins une seconde source.]

On a également appris que plusieurs bédouins ont été tués pendant les attaques du samedi 7 octobre. Muhammad Altlkat a par exemple perdu sa femme, Fatma Altlkat qui a été tuée de plusieurs balles, alors qu’elle travaillait avec son mari près de Ofakim. Il raconte : « les balles l’ont touché en pleine tête. Elle a récité la shahada quatre fois, et à la cinquième elle est morte. Une femme musulmane qui portait le hijab. Vous pensez qu’à trois mètres vous ne pouvez pas reconnaître quelqu’un ? » Fatma Altlkat était mère de neuf enfants.

19 bédouins ont été tués ce jour-là, dont six enfants. Un survivant conclut : « « Hamas doesn’t care who they kill – they don’t differentiate between Arabs and Jews. What they did is a crime. » »

***

Vers midi, je me force à manger un peu de soupe, et en début d’après-midi je vais avec mon fils au nouvel appartement. On charge la double poussette avec deux gros sacs et quelques jouets dans le panier qui se trouve sous les sièges. On commence ainsi à transbahuter nos affaires d’un endroit à l’autre. Ça nous oblige à sortir et à faire quelque chose pour se changer les idées. Quand le corps se met en mouvement, l’esprit est obligé de suivre.

On fait une longue pause dans le nouvel appartement. J’installe les livres que j’ai pris pendant que mon fils joue avec des épées en carton que sa tante lui a offert. A son âge, tous les petits garçons rêvent d’être des chevaliers.

Vers quinze heures trente, on repart. J’ai repris un peu de poil de la bête, et on va faire les courses au supermarché qui se trouve non loin de là.

Il est pratiquement désert : il y a plus d’employés que de clients. J’achète le tout venant dont nous avons besoin, et on repart avec une poussette pleine de courses.

Vers seize heures, alors qu’on longe une série de petits immeubles dans le plus pur style bersébéen (béton gris sur pilotis), la sirène se met à rugir : alerte sur le quartier.

J’arrête la poussette, mon fils ne comprend pas encore ce qu’il se passe. Je le sors, je le prends dans mes bras, et je cours vers l’immeuble le plus proche. Derrière moi, une voiture s’arrête : deux grands-parents descendent, extraient leur petit-fils du siège auto et se mettent à courir en direction de l’immeuble.

Je comptais me mettre à l’abris au rez-de-chaussée, entre les pilotis, mais voilà que quelqu’un ouvre une porte en métal : nous nous engouffrons à l’intérieur sans demander notre reste.

On est une grosse dizaine à descendre les escaliers et à avancer dans le sous-sol. On passe une porte blindée : nous voilà dans l’abris anti-bombes de l’immeuble.

L’endroit est très accueillant. Il y a des chaises, des jouets pour les enfants, et, sur les murs, des dessins et des coloriages. Mon fils me dit : « regarde, il y a super Mario ! » Effectivement, au milieu de toutes ces feuilles, il y a Mario, sur un kart, qui nous regarde droit dans les yeux en souriant.

Autour de nous ça discute dans tous les sens : où est-ce que vous étiez ? Au parc ? Devant l’immeuble ?

De mon côté j’envoie un message à ma femme pour la rassurer. Elle n’est qu’à quelques centaines de mètres de là, l’alerte était aussi pour le quartier où se trouve notre appartement actuel. Problème habituel des abris collectifs : aucun réseau. J’espère qu’elle ne s’inquiétera pas trop.

Après cinq minutes, on commence à ressortir. Les instructions disent 10 minutes, mais les Israéliens ont une capacité tout à fait remarquable pour savoir quand on peut sortir.

On repart vers notre poussette, qui est toujours au même endroit, à côté de la voiture qui s’est arrêtée au milieu de la chaussée.

Mon fils plonge dans les sacs de courses pour aller chercher les petits gâteaux que je lui ai achetés au supermarché. Les enfants ont le vrai sens des priorités : après l’adrénaline, un peu de réconfort.

La soirée se termine par une longue session d’écriture. Je corrige les textes du week-end, et je les poste sur Twitter comme à mn habitude. Et voilà que presque aussitôt une notification apparaît et dit : « limited visibility : this Post may violate X’s rules against Hateful Conduct. » Je peux cliquer pour faire appel, mais il faut que je précise pourquoi ça ne bafoue pas leur règlement.

Et cela, je n’en ai ni l’envie ni le temps. D’autant que j’ai une confiance très moyenne dans les services de modération : je me suis déjà fait virer d’Instagram comme un malpropre sans aucune raison, si ce n’est que le système avait bugué.

Je poste un autre message avec un lien vers mon blog, où je poste également mes textes. Après une heure, le message n’a pas décollé : en plus du post à la visibilité limitée, mon compte doit être limité. Journée poisseuse jusqu’au bout.

Je vais me coucher en espérant que demain sera un peu moins difficile. Comme dit ma femme : « today was a long week ».

Indeed. – Fin du 17ème jour, 23 oct. 2023.