Opération Epées de fer – Journal d’un civil (16) Ici et là-bas

                Dimanche, premier jour de la semaine israélienne. Ce matin je n’avais pas envie qu’elle commence. Je suis resté au lit aussi longtemps que possible, espérant me rendormir. Espérant que le sommeil soit vraiment réparateur.

                Nous commençons la troisième semaine, et aucune fin à l’horizon. L’armée a formulé le but de guerre et les différentes étapes prévues. Une opération au sol est toujours d’actualité, mais le hezbollah sur le front nord a dit qu’ils entreraient en guerre si cela se produisait. La situation stratégique est extrêmement complexe. Le Moyen Orient est un mille-feuille de groupes avec des intérêts très différents ; il nécessite des dirigeants aguerris pour naviguer tout cela.

                J’ai confiance dans ceux qui sont en haut, comme j’ai confiance dans ceux qui sont en bas. La société civile israélienne est d’une qualité exceptionnelle, elle le montre tous les jours. Mais entre les deux, au fond du lit, je ne sais pas quoi faire.

                Ce matin le Times of Israel avait un long article sur les groupes qui étaient, il y a encore quelques semaines, contre la réforme des retraites, et la manière dont ils se sont immédiatement réinventés pour servir le pays.

                Ils ont établi leur base au Expo Tel Aviv International Convention Center, le palais des congrès local, et depuis le jour des attaques même ils ne chôment pas : ils ont distribué plus de huit mille éléments (vêtements, livres, jouets, etc.), ont trouvé des lieux d’accueils pour plus de huit mille familles qui ont dû être évacuées, ont distribué 120 000 repas, ont offert 1000 activités en plein air pour les enfants, et ont même sauvé cent vingt animaux de compagnie.

                Centre de tri des dons, distribution des colis, tout le monde apporte ses compétences, jusqu’aux spécialistes de la silicon wadi (la silicon valley israélienne). Ils sont plus de deux mille volontaires, qui ont utilisé toutes leurs compétences (reconnaissance faciale, réseaux sociaux, intelligence artificielle) pour identifier les plus de deux cents personnes kidnappées, qui sont toujours aux mains du hamas, quelque part dans la bande de Gaza.

                Ce matin, ce qui se passe ailleurs dans le monde occidental m’inquiète presque plus.

Je vois les images de la manifestation à Londres : 100 000 personnes d’après l’agence Reuters, qui note également, en parlant du Royaume Uni : « Figures on Friday showed there had been a 1,353% increase in antisemitic offences this month compared to the same period last year ».

Cet après-midi, à Paris, autre grosse manifestation. Les slogans sur les pancartes ne laissent aucun doute sur la nature profonde de ces manifestations.               

Aux USA, la situation n’est guère mieux. Samantha Woll, présidente d’une synagogue de Détroit (Michigan) a été assassinée chez elle samedi. Toujours selon Reuters : « By Saturday evening, police had still not determined a possible motive for the crime. But Detroit Police Chief James E. White said the department had mobilized numerous resources in its investigation. « Understandably, this crime leaves many unanswered questions, » White said in a statement emailed to Reuters. He asked the public to be patient and not jump to conclusions before authorities are able to piece together what happened. »

                Le monument de la shoah à Berlin a été encerclé par des barrières, afin d’en restreindre l’accès, alors qu’il est d’habitude en accès libre.

                Et à Paris, j’apprends avec un peu de délai que la porte d’un couple de retraités juifs a été incendiée dans la nuit de jeudi à vendredi. L’un des deux suspects a été transféré dans un hôpital psychiatrique pour examen.

                Quand Israël traverse des périodes de tension, les Juifs du monde entier le ressentent. Mais cette fois c’est différent. Cette fois, il y a de plus en plus de Juifs qui prennent conscience de l’antisémitisme extrême des milieux dans lesquels ils pensaient être intégrés et accueillis. Ils se rendent compte qu’ils étaient à peine tolérés, et le réveil est parfois dur.

                Il y a quinze jours, beaucoup de gens nous demandaient à intervalle régulier ce qu’on comptait faire. Aller aux USA ? Aller en France ? Rester nous paraissait une évidence, mais nous en avons quand même discuté. De la même manière qu’on en a parlé avec nos amis. Et tout le monde dit grosso modo la même chose : on reste, parce que nos tripes nous disent de rester. On peut ensuite le rationaliser comme on veut, mais on sait que nous sommes là où nous devons être. Même sous les missiles, mêmes sous les condamnations d’une certaine opinion publique.

                Nous sommes en train de vivre cette réalité de façon tout à fait pragmatique : cet après-midi nous avons signé pour un nouvel appartement.

                Je suis allé avec le propriétaire chez l’avocat (qui est accessoirement son beau-frère) et nous avons préparé le bail. On a discuté de tout et de rien, ça a pris deux heures pour faire cinq feuilles, mais on a passé un moment merveilleux, à côté d’une lithographie de Chagall représentant Moise avec les tables de la loi.

                A un moment on parle de l’assurance habitation. Je demande : « il se passe quoi si, D-ieu préserve, il y a une rocket qui tombe sur un immeuble ? » La question n’a pas l’air de les surprendre ni de les impressionner : « Eh bien c’est le bitouah leumi qui prend ça en charge ». Quelle question.

                Ce soir, nous avons une alerte pile à 19h, alors que les enfants commencent à s’endormir. Tout le monde court dans le mamad. C’est la première fois que ça commence vraiment à leur peser. Mon fils s’enroule dans plusieurs couvertures en disant qu’il a peur de la sirène. Ma fille ne dit rien, mais elle se met à pleurer dès que j’essaye de la recoucher. Du coup elle est sur mes genoux pendant que j’écris ce texte. Elle s’est emparée d’un stylo et gribouille sur un carnet qui me sert d’habitude à noter de nouveaux mots d’hébreu.

                En yiddish il y a une expression qui dit « schwar zu zayn a yid », qu’il est difficile d’être juif.

Ce soir, pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression que l’expression redevient d’actualité ; d’une actualité mondiale.