Journal d’un civil (90) L’horizon débouché

Jeudi 4 janvier.

Cette semaine, j’ai fait attention à ce qu’on appelle en anglais « mental health ». De la même manière qu’il y a la santé physique, il y a la santé mentale, et celle-ci s’entretient.

Depuis quelques semaines (en réalité depuis quelques mois), la mienne accuse le coup. Le sommeil perturbé, le bruit incessant des avions, les explosions dans le lointain pendant la nuit, et les nouvelles qui tombent sur le fil des réseaux sociaux, sans arrêt, comme une neige grise qui recouvre le réel d’une couche poisseuse.

Certains jours j’ail l’impression que la déprime guette. Pour contrôler tout ça, j’utilise une échelle graduée qui va de 1 (je me sens très mal) à 10 (la pêche). Je me force à me poser la question plusieurs fois par jour : où j’en suis. En général je commence le matin à 9/10, et ça descend vers 6 dans la journée. Les mauvais jours, j’arrive à 2/3 en fin de journée, mais la nuit suffit à remettre le compteur à zéro (ou plutôt : à 10).

Je me disais : c’est normal de se sentir déprimé en temps de guerre, la situation n’est pas vraiment favorable à l’insouciance bucolique. Mais à bien y réfléchir, je pense qu’il y a un autre problème que je n’avais pas encore identifié.

D’habitude, le mécanisme de la déprime fonctionne de la manière suivante : d’abord la déprime, et le résultat c’est qu’on a l’impression qu’il n’y a pas de futur. La déprime installe un écran entre aujourd’hui et demain, et on a l’impression d’être empêtré dans une route sableuse sans fin.

Et effectivement, j’ai ce symptôme : l’impression de ne pas pouvoir me projeter dans le futur. Comme si j’étais bloqué dans la même journée, qui se répétait à l’infini. Se lever le matin, préparer les petits déjeuner, habiller les enfants, mon fils part au gan, travail, travaux, déjeuner, sieste de ma fille, récupérer mon fils au bus scolaire, s’occuper des enfants jusqu’à l’heure du coucher, écrire, aller se coucher, dormir, se lever, préparer les petits déjeuner, habiller les enfants…

Pour peu, il ne manquerait plus qu’une marmotte et j’aurais l’impression d’être dans le fameux film avec Bill Muray et Andy McDowell.

D’où la conclusion : impossibilité de me projeter dans le futur, c’est peut-être la déprime qui me guette.

Mais en creusant la question, je me rends compte que j’inverse la cause et la conséquence.

Ce qui se passe en réalité, c’est que la guerre a effacé tout ce qui me permet d’habitude de me projeter dans l’avenir. Et comme il ne me reste plus rien, je me retrouve dans ce présent sans fin, dont j’ai l’impression que je ne me dépêtrerai jamais. D’où le coup de mou.

Pour donner quelques exemples : la guerre fait que pratiquement aucune compagnie aérienne ne dessert Israël. El-Al, la compagnie nationale, continue, mais la plupart des autres ont disparu. Israël est un petit pays et la plupart de nos voisins frontaliers sont peu accueillants (litote). Lorsque les avions s’arrêtent, cela veut dire qu’on ne peut plus partir en vacances, mais également qu’on est coupé de nos familles qui habitent à l’étranger.

J’ai aussi un gros besoin d’écriture. C’est une nécessité interne, qui fait que lorsque je ne peux me consacrer aux projets qui veulent sortir, je me sens très vite très mal. Notre emploi du temps est tellement bouleversé et notre espace mental tellement réduit, que je n’ai pratiquement pas la possibilité d’écrire, en dehors de ce journal qui est, bien des fois, ma bouée de sauvetage.

Idem pour l’enseignement. Cela fait plus de quinze ans que j’enseigne. Parfois de façon formelle, parfois de façon informelle. Depuis que je suis revenu en Israël, je donne un cours en ligne sur un sujet spécifique. Il y a deux ans, c’était sur le Moyen Orient, et l’année passée sur l’histoire des réfugiés juifs au Japon pendant la seconde guerre mondiale. Cette année, le cours devait porter sur la traduction et la poétique biblique. Il devait commencer mi-octobre. Autant dire que pour l’instant il est encore à l’état de notes.

Et c’est ainsi que tous les projets habituels, tout ce qui m’intéresse, me motive et me fait avancer, a été mis en veille un par un. Et que je me retrouve début janvier sans rien devant moi. Des mois et des mois de calendrier vide, qui devient comme un trou dans lequel je tombe sans fin.

J’ai parlé du problème à ma sœur, qui m’a dit : dans ce genre de situation, il faut pimenter le quotidien.

L’idée a tourné dans ma tête un moment, et puis j’ai trouvé une façon de faire. J’ai commandé, pour la première fois, un livre sur le site Amazon japonais. Cela fait longtemps que j’en rêve, mais je n’ai jamais franchi le pas. J’ai fini par passer la commande, et voilà que j’ai maintenant quelque chose dont j’ai envie qui va arriver dans quelques semaines. Un mois selon le site. Magnifique !

Evidemment, tout cela paraît dérisoire, tout cela paraît comme de la poussière de rien face au tragique de ce qui se déroule dans la région. Des soldats qui meurent chaque jour, je me plains de mon état d’esprit quant aux mois à venir et je me réjouis d’avoir commandé un livre.

C’est justement l’enjeu de la santé mentale. Vérifier régulièrement son état, et agir avant que ça ne se dégrade vraiment.

Lutter contre les forces négatives qui nous entourent demande un effort colossal. Nous devons tous trouver les manières de nous préserver et de nous renforcer. En ce qui me concerne, la poésie aide beaucoup. La musique, un peu, mais moins que ce qu’elle a pu être à d’autres moments de ma vie. La prière quelque fois, mais j’ai souvent l’impression d’être trop débordé pour arriver même à me concentrer réellement quelques minutes. Et depuis quelques heures, un paquet envoyé de l’autre bout du monde, avec un livre qu’il me tarde de lire. Ce n’est pas grand-chose, mais ça aide.

Prenez soin de vous.

Fin du 90ème jour, 4 janvier 2024, 23 tevet 5784.