Journal d’un civil (85) Shabbat Vayehi

Samedi 30 décembre.

Le temps hébraïque traditionnel est compté avec un calendrier spécifique, mais il est également compté à partir d’un texte. La Torah est divisée en une cinquantaine de sections, chacune étant lue dans les synagogues du monde entier, semaine après semaine. Une fois arrivé à la fin de la Torah, on remet le compteur à zéro et la semaine d’après on recommence au chapitre un. Pour l’occasion on fait une grande fête, pendant laquelle on procède à la lecture qui rend le texte circulaire (arrivé au dernier mot on reprend au premier), et on danse avec le texte en le prenant dans ses bras, dans une embrassade qui rend la littérature joyeuse.

Ce jour s’appelle la joie de la Torah, et cette année, il tombait un shabbat, un jour d’octobre. Le 7 plus précisément.

La fête n’a pas eu lieu, mais partout où elle a été interrompue, elle a repris dès que possible. Plusieurs kibboutzim ont réorganisé la célébration quelques semaines plus tard, comme pour redémarrer là où le temps avait été temporairement suspendu.

Et voilà qu’aujourd’hui, nous atteignons une section particulière de la Torah, qui est appelée en hébreu Vayehi, « il vécut ». Elle raconte la fin de la vie des patriarches, la bénédiction de Jacob à ses enfants, et la réconciliation totale des frères. Le livre de la Genèse s’achève sur l’exil qui commence en Egypte. Le livre d’après, l’Exode, commence une toute nouvelle partie de l’histoire : cette famille grandit, devient un peuple, et ce peuple va connaître une naissance mouvementée.

Lorsqu’on termine un des cinq livres de la Torah, il y a une ambiance un peu différente des autres shabbat. On se souhaite les uns les autres « hazaq hazaq lehithazeq », ce qui veut dire quelque chose comme « puissions-nous être fortifiés ». Fortifiés dans quoi ? Peut-être dans l’étude et dans l’action qui en découle.

Ce shabbat résonne de façon particulière. Parce qu’on peut mesurer, à l’aune d’un livre, le temps qui s’est écoulé depuis le shabbat noir. Il s’est écoulé une fête et un livre. Nous sommes le 30 décembre, l’année civile va également se clore. On aimerait que les dossiers soient refermés et qu’on puisse passer à autre chose.

Mais les nouvelles du jour confirment que ce ne sera pas le cas : le soir venu, le premier ministre tient une conférence de presse dans laquelle il réitère ce que le chef d’état-major avait dit plus tôt dans la semaine, et ce que le ministre de la Défense avait également dit plus tôt dans la semaine : la guerre va durer.

D’autres livres seront lus et d’autres livres seront terminés avant que nous puissions sortir dans les rues pour célébrer. Et d’ici là, le livre des livres continuera à nous servir de guide et à résonner avec l’actualité, comme il le fait depuis des millénaires, raison discrète pour laquelle on continue de le lire avec autant d’attention année après année.

Ce shabbat, nous partons plus tôt que d’habitude. Nous voulons être à l’heure à l’office du matin, et, vue l’organisation nécessaire pour que tout le monde soit prêt et que l’on n’oublie rien, il faut s’y prendre en avance.

Vers huit heures et quart, on part avec la poussette, dans la fraîcheur du matin. Le soleil est encore bas dans le ciel, et on profite de l’heure bleue qui habille les bâtiments d’une gaze dorée.

En chemin, on croise deux types de gens. Ceux qui vont à la prière et ceux qui font leur jogging. Deux catégories d’Israéliens qui semblent très éloignés l’un de l’autre, mais ce n’est qu’un phénomène d’optique. D’une part parce qu’en cas d’alerte tout le monde part aux abris ensemble. Et d’autre part parce que les catégories à travers lesquelles on a l’habitude de penser la société israélienne résistent mal à une enquête un peu poussée. Les divisions sont souvent binaires (religieux/non-religieux, gauche/droite, etc.) et elles masquent la complexité de la société et son évolution progressive. [Note : un article détaillé sur le sujet faisait partie des articles de mon blog pour cette année.]

A la synagogue, on s’installe tranquillement. La prière a déjà commencé, mais le moment clé n’est pas encore passé. Aujourd’hui, un couple d’amis vient célébrer la naissance de leur fille, la quatrième. (Côté maternel, c’est le huitième petit enfant des grands-parents : la huitième fille ! On se croirait dans le Violon sur le toit : dans l’histoire originale, Tevyeh a sept filles). S’il y a une cérémonie bien connue pour accueillir les petits garçons, il n’y a pas vraiment de coutume claire et nette pour marquer la naissance d’une petite fille.

La même dissymétrie existait pour la majorité religieuse. Les garçons célèbrent la bar mitzvah, mais il n’y avait pas d’équivalent pour les filles. C’est une innovation des Français, au XIXème siècle (1841), qui ont inventé la bat mitzvah. Le succès est total, puisqu’aujourd’hui, la bat mitzvah est célébrée même dans certaines communautés les plus orthodoxes, presque comme si cela avait toujours existé.

Mais pour la naissance, rien d’équivalent. Régulièrement, il y a des tentatives de proposer une nouvelle coutume, en général en essayant de développer une coutume pré-existante dans une communauté spécifique. Ce qui donne souvent lieu à des débats sans fin. La plus courante est d’annoncer le prénom de la petite fille en montant à la Torah lors du shabbat qui suit la naissance (dans la pratique : un shabbat qui suit la naissance).

C’est ce qu’on choisit nos amis. C’est le quatrième bébé qui naît dans notre entourage en quelques semaines, et il y a un moment d’excitation entre le moment de la naissance et le moment où on apprend quel sera le nom (pour les petits garçons, il faut attendre le jour de la bris). Les enfants distribuent des bonbons aux participants, qu’ils pourront jeter en direction de l’heureux papa une fois le nom connu. (Les bonbons sont ensuite récupérés par les enfants, et c’est à celui qui en aura le plus).

Le suspense est complet. Le papa est appelé à la Torah, pour la lecture de la sixième portion. L’officiant lit une prière particulière, et dit ensuite « et son nom sera connu en Israël comme étant unetelle, fille de untel ». Et voilà, ce petit bébé a désormais un nom ! Les bonbons volent dans tous les sens, et les enfants courent les récupérer.

Après l’office des enfants, on rentre à la maison. On s’arrête au parc pour que les nôtres puissent se dépenser. Peut-être qu’avec un peu de chance ils feront une sieste et qu’on pourra également se reposer ?

Pas de chance. Pas de sieste. Pas de repos.

Vers quatorze heures, ils sautent comme des haricots mexicains, alors on ressort. La température est agréable, le temps est clément. C’est la période de l’année où on peut sortir l’après-midi sans aucune difficulté. Alors on se promène et on va explorer un quartier qu’on ne connaît pas.

A un moment on tourne à gauche, et on trouve un petit parc. Idéal pour les enfants. On voit un père et son fils, et on reconnaît un de nos amis. On reste une petite heure à discuter pendant que les enfants jouent.

Puis on repart, on continue à se promener, et on trouve un autre petit parc. On s’assied sur le banc, les enfants partent jouer. Nous sommes à côté du centre d’intégration, un grand immeuble tout en longueur où sont logés les nouveaux immigrants le temps qu’ils aillent à l’oulpan pour apprendre l’hébreu, et le temps qu’ils trouvent un travail pour la suite.

[Ici se trouve une histoire dont je ne préfère pas donner les détails publiquement pour l’instant.]

Enfin, shabbat se termine. On dit la havdallah, et voilà qu’une nouvelle façon de faire s’est développée depuis quelques semaines. Les deux enfants insistent pour se mettre sur mes genoux. Avec un peu d’organisation, on y arrive. On allume la bougie, on respire les parfums, on chante. Et voilà une nouvelle semaine qui commence. Une semaine qui n’a jamais existé, une semaine pleine de potentiel. Une semaine où tout est à faire, une semaine où tout est possible. Shavoua tov.

Fin du 85ème jour, 30 décembre 2023, 18 tevet 5784.