Journal d’un civil (83) La promenade

Jeudi 28 décembre.

Hier était une journée grise et elle a laissé des débris partout sur mon clavier. Ce matin, je me suis installé dans le café en face de chez nous, un café d’inspiration française qui me donnerait presque l’impression d’être à Paris, et j’ai rédigé le texte du mercredi 27.

La distance temporelle aide à atténuer l’effet de la journée, l’écriture permet de la digérer, mais la ravive dans le même temps.

Une fois le texte terminé, j’ai besoin d’un peu de temps pour passer à autre chose. Comme je n’ai rien de prévu dans l’heure qui vient, j’en profite pour aller me promener un peu. C’est peut-être la première vraie promenade que je fais depuis que la guerre a commencé. Je marche toujours avec difficulté à cause de la sciatique, mais, même si ça me coûte, j’essaye de marcher droit.

Alors je me promène dans les allées, au milieu des chats, des orangers et des bougainvilliers, enveloppé par la musique de Joe Hisashi. Et j’essaye, pendant quelques minutes, de boire la beauté du monde partout où elle se trouve et de me baigner dans la clarté du matin.

Le calme dure rarement longtemps. Après une dizaine de minutes, un rugissement déchire le ciel. Un avion de chasse passe au-dessus de nous, mais je ne parviens pas à le voir. A quelle altitude doit-il se voler pour faire autant de bruit sans que je puisse le distinguer ?

Je m’assieds près d’une synagogue du quartier. En face, je vois deux containers en métal bleu, qui ressemblent à des poubelles. Mais les poubelles de ce type, ici, sont en général en plastique. A quoi servent donc celles-ci ? J’essaye de décrypter le panneau jaune qui se trouve dessus, et je finis par comprendre qu’il s’agit de la guenizah.

La guenizah, merveilleuse invention d’un peuple amoureux de ses textes et de ses livres. Lorsqu’un livre est trop fatigué pour continuer à servir, on ne le jette pas : on l’enterre. Et en attendant, on le dépose dans un lieu temporaire, une guenizah. On y stocke également certains papiers, et, de nos jours, des prospectus et des magazines. Tout ce qui, techniquement, comporte l’un des noms de l’Eternel. Parfois, les mots ne sont pas enterrés, et la guenizah devient le lieu de repos. Et parfois, on en retrouve une, et c’est alors toute une bibliothèque qui s’ouvre aux chercheurs. La plus fameuse est celle qu’on a retrouvé au Caire : entre 200 000 et 400 000 documents, datés de 800 à 1 800.

Je reste un moment-là, à profiter de l’air du mois de décembre, les derniers jours de beau temps avant que l’hiver ne s’installe et que la saison des pluies et des frimas ne commence.

Un peu plus tard, une fois rentré, je fais le tour de l’actualité. Ça commence par une histoire obscure de politique politicienne. Est-ce que machin aurait pu voter truc en fonction de bidule ? Ce surgissement de la politique au sens le plus étroit du terme me gonfle instantanément. Parce que c’est une question de temps normal, et que nous sommes tout sauf en temps normal. Bien sûr tout doit continuer, bien sûr la démocratie doit continuer à tourner, mais les postures outragées des uns et des autres me semblent encore plus crispantes que d’habitude.

D’autant qu’il y a d’autres problèmes qui doivent nous préoccuper. En premier lieu l’Iran, qui essaye d’être aussi discret que possible ces derniers temps. Pour peu, il essayerait presque de faire croire qu’il n’a rien à voir avec le hamas. Leurs dirigeants racontent qu’ils n’ont été prévenus qu’à la dernière minute, que ça a été une surprise et ainsi de suite. (Le hezbollah dit la même chose.)

Seulement en début de semaine, Ramazan Sharif, le porte-parole des Gardiens de la révolution, a déclaré que le sept octobre faisait partie de la vengeance de la mort de Qasem Soleimani, le chef de la bridage Quds, responsable des opérations spéciales, et considéré comme le bras droit de Khameini, qui était mort après avoir été ciblé par un drône américain en Iraq en 2020.

Le message était clair.

Trop clair apparemment, puisque très rapidement, le régime iranien a publié un démenti officiel, et le porte-parole a dû clarifier ce qui était pourtant limpide : « Mes propos sur les motifs du déclenchement de la guerre « Tufan Al-Aqsa » [note : déluge d’Al-Aqsa, nom donné au 7 ocotbre par le hamas] ont été mal compris. Je n’ai pas dit que le motif était la vengeance pour l’assassinat de Qasem Soleimani, mais que le résultat de Tufan Al-Aqsa est la vengeance… ».

Le commandant en chef des Gardiens de la révolution en a remis une couche : « l‘opération Tufan Al-Aqsa n’est pas une vengeance pour l’assassinat de Qasem Soleimani. C’est nous qui vengerons son assassinat. L’opération Tufan Al-Aqsa est une question indépendante ».

Tout ça n’est qu’un jeu d’ombres, des distractions que les Iraniens essayent de monter pour détourner le regard occidental du vrai problème.

Un rapport de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) dit que l’Iran a accéléré son programme d’enrichissement d’uranium. Selon un article du Jerusalem Post, au rythme actuel, l’Iran pourrait produire suffisamment d’uranium enrichi pour faire une arme nucléaire tous les quatre mois.

C’est un sujet qui devrait occuper les esprits occidentaux, et j’espère qu’à défaut d’occuper les unes des journaux, il occupe les chancelleries. Un Iran nucléaire est dangereux pour Israël, mais il va aussi déstabiliser toute la région. Les voisins sunnites voudront aussi la bombe, et la prolifération nucléaire n’est peut-être pas la chose dont le monde a le plus besoin actuellement.

En plus de tout ça, les médias ont également diffusé un entretien avec Mia Shem, l’une des otages qui a été libérée. Je n’ai pas pu le regarder. J’ai à peine pu lire un compte rendu écrit.

Mais l’une des choses qu’on apprend est qu’elle était retenue chez une famille. Elle dit qu’elle a mis un peu de temps à comprendre pourquoi il y avait une autre femme et des enfants : c’était une famille pro-hamas.

Ce n’est pas le premier témoignage qui va dans ce sens, et les faits sont maintenant clairs : le rôle d’une partie des civils est terrible. D’une part dans les événements du 7 octobre, et d’autre part dans le rôle qu’ils jouent vis-à-vis des otages. Je n’ai pas encore lu d’article de synthèse sur le sujet, mais il va falloir que cela sorte un jour ou l’autre.

Le reste de l’après-midi est consacré aux enfants. On regarde Peter Pan, qu’ils n’ont encore jamais vu. A la fin, je demande à mon fils s’il a aimé. Il dit aussitôt : « one more time ! » Je crois qu’il a aimé. Après tout, pour un enfant, il y a de quoi : des pirates, un trésor, des aventures et la possibilité de s’envoler. Mais derrière, il y a des thèmes extrêmement profonds qui sont plutôt bien traités. C’était l’époque où les films américains avaient un propos, c’était il y a peu, seulement au millénaire dernier.

Pour savoir ce qu’un pays a dans le ventre, il faut regarder sa production narrative. Qu’est-ce qu’il produit et qu’est-ce le public regarde ? Il suffit d’aller dans une librairie ou de regarder la télé américaine pour se faire une opinion de ce qu’ils ont à proposer aujourd’hui. Et c’est les mêmes qui viennent expliquer au Moyen Orient comment on doit gérer nos affaires.

Apparemment, le président Biden fait pression sur le gouvernement israélien pour un oui ou pour un non. On nous ressort un énième plan de paix, et, accrochez-vous à votre écran, on nous dit qu’une solution politique sans le hamas après la guerre n’est pas « réaliste ».

Quand on entend des choses pareilles on sait que c’est l’heure de déconnecter et d’aller lire quelque chose d’intelligent. En ce moment, je dévore l’histoire de la littérature française dirigée par Tadier. Je vais aller faire un tour au XVIème siècle pour voir ce que Ronsard et la brigade avaient à dire. Peut-être que ça ira mieux après.

Fin du 83ème jour, 28 décembre 2023, 15 tevet 5784.