Journal d’un civil (82) La journée pourrie

Mercredi 27 décembre.

La journée avait bien commencé. Après une soirée pleine de bulles et une nuit relativement courte, j’ai été réveillé vers 5h30.

Ce qui pour moi est une heure tout à fait décente. Pendant des mois, mon fils se réveillait vers quatre heures du matin et on n’arrivait pas à le faire dormir plu longtemps. Alors je me levais tous les matins à quatre heures et la journée commençait très tôt. Maintenant qu’on peut dormir jusqu’à 5h30, j’ai l’impression de faire une grasse matinée tous les jours.

Chaque matin, il faut préparer à manger pour la boîte repas, donner le petit déjeuner, aider les enfants à s’habiller. Le tout avec le dessin animé du jour à la télé. A six heures trente, message pour dire que mon fils prend le bus scolaire ce matin, et, à sept heures trente, message en retour disant que le bus est en route.

Mais ensuite il faut lire les nouvelles, pour savoir un peu ce qu’il se passe dans le pays et dans la région. Dans le pays et la région, parce que le reste du monde a disparu de mon horizon actuel. De temps en temps j’ai un ami qui m’envoie un message : tu as vu l’info x (en France) ou l’info y (aux USA) ? La plupart du temps non, je n’ai pas vu l’information. Et la plupart du temps elle me paraît dérisoire. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas importante, mais la guerre a rétréci mon horizon. Désormais, ce dernier est plein de la fumée noire qui monte de Gaza et de la frontière libanaise. Elle masque tout le reste.

Les nouvelles du jour ressemblent aux nouvelles d’hier. Les rockets, les opérations dans la bande de Gaza, les drames qui s’empilent. Ce matin j’ai beaucoup de mal à regarder les visages des soldats tombés récemment. Souvent sort du fond de mes tripes un cri inarticulé qui monte, me noue la gorge et qui ne peut sortir que dans un soupir de dépit : ad matai – jusqu’à quand ? Jusqu’à quand les sacrifices ? jusqu’à quand les morts ? Jusqu’à quand l’attente du retour des otages ? Et encore plus profondément : Jusqu’à quand les souffrances ? Jusqu’à quand l’exil métaphysique ? Jusqu’à quand l’accomplissement complet des promesses prophétiques ?

Ce matin je vois le visage d’un otage, Hersh. Sa mère, Rachel Goldberg-Polin est très active dans les médias. Aujourd’hui, je lis son message le plus récent : « Mon fils a été enlevé au Festival Nova et sa main a été coupée… Lorsque Hersh m’a embrassé le 6 octobre à 23 heures, il m’a dit cinq mots : « Je t’aime, à demain ». Hersh, si tu peux m’entendre maintenant, après 78 jours, je veux te voir demain. Je t’aime mon doux fils, reste fort et survit ».

Hersch était censé partir en Inde aujourd’hui [27 décembre], son billet était toujours valable. On a aucune nouvelle de son état de santé.

Il y a aussi la mère de Noa Argamani, Liora Argamani. Elle souffre d’une maladie terrible, et sait qu’elle partira bientôt. Elle a adressé un message au président Biden, et ce message tourne sur tous les réseaux anglophones. « Je suis en phase terminale d’un cancer du cerveau de stade 4. Tout ce qui me vient à l’esprit avant de quitter ma famille pour toujours, c’est la possibilité de serrer ma fille, mon unique enfant, dans mes bras une dernière fois ».

Sur mon fil X/Twitter, je vois également quelqu’un qui a écrit : « La guerre a ruiné nos vies. On fait comme si de rien n’était, on essaye de continuer et d’avancer, mais ça a tout ruiné. Dans ma tête, tout est bloqué au 7 octobre. Tout ». (Compte Hannnas)

Un lecteur m’a aussi confié qu’il était trop déprimé pour arriver à lire mon journal.

Et dans tout ce marasme, vers 11h30, je reçois un message qui me déplaît particulièrement. Peu importe son contenu exact.

Les Américains inventent des expressions à tire-larigot, et il faut suivre l’actualité et la culture de près pour arriver à tous les comprendre. La plupart finiront par disparaître, mais certains resteront dans la langue courante¹. Il y en a un dont je ne connais pas l’équivalent en français : triggered. Littéralement « déclenché », comme un bouton sur lequel on a appuyé. C’est un mot qui est utilisé à toutes les sauces pour désigner le fait qu’une lecture, un film, une chanson ou une remarque peut déclencher un stress chez la personne qui la reçoit. Le mot est souvent utilisé de façon abusive, mais c’est exactement ce que je ressens en lisant ce message : comme si on appuyait sur un bouton et que tout en moi était renversé.

Mon être intérieur est à l’image de l’endroit où je vis.

La ville est calme. Pas d’alertes, pas d’opérations, pas d’histoires tragiques à chaque coin de rue. Si quelqu’un venait sans rien connaître, il aurait l’impression d’une ville de province tout à fait tranquille qui vaque à ses occupations. Et pourtant, à moins de quarante kilomètres de là, une guerre terrible se déroule. A quarante kilomètres de là, le sol tremble, la fumée envahit le ciel et tous les habitants ont été déplacés. Les kibboutzim à la frontière sont devenus zone de l’armée et les histoires que j’apprends peu à peu de la bouche des amis qui habitaient là sont au-delà de ce que j’imaginais.

On a l’impression que tout est calme, mais ça n’est que la surface.

Mon être intérieur est dans un état similaire. J’ai l’impression que tout est en ordre dans ma tête et dans mon cœur, mais c’est à l’image de la ville : ça n’est que la surface. Il suffit d’un petit caillou lancé d’une direction inattendue pour causer des remous insensés.

Et voilà qu’un message sur WhatsApp, un message qui d’habitude m’aurait certes contrarié mais dont le problème m’aurait occupé quelques minutes, devient une montagne qui surgit au milieu de mon salon.

On passe l’heure qui suit à résoudre le problème, mais même lorsqu’il est résolu j’ai l’impression qu’il ne l’est pas. La nuit suivante j’en rêve, je me réveille deux fois. Et je dois faire un effort conscient pour arrêter d’y penser et passer à autre chose, de peur d’être pris dans une spirale de négativité qui serait encore pire que le problème initial.

Je suis frappé de voir que je ne suis pas le seul à fonctionner comme ça. J’ai l’impression qu’on est collectivement à un moment où tout redevient un peu plus dur. Il me semble qu’on m’avait dit pendant le Covid, qu’il y avait un cap à franchir dans les périodes dures de ce type pour les populations. Que ce cap se situait aux alentours de trois mois, que c’était normal, qu’il fallait continuer à avancer.

Je crois qu’on y est. Je crois que j’y suis. Alors je fais la seule chose que j’arrive à faire : j’écris. Je prends des notes pendant le reste de la journée, et j’essaye de mettre des mots sur les images, et des images sur les sentiments. J’essaye de ressentir ce que je ressens sans être débordé.

C’est dur. Ça nécessite beaucoup de noix et de petits gâteaux. Et ça nécessite, pour moi qui suis en partie introverti, du temps et du silence pour absorber tout cela. Deux choses qui n’existent qu’en tout petites quantités dans mon monde. Alors j’écris, j’écris et j’espère que demain sera plus simple, j’espère que demain sera moins chargé, j’espère que demain, la fumée qui bouche mon horizon, notre horizon, se dissipera un peu.

Fin de la 82ème journée, 27 décembre 2023, 15 tevet 5784.


¹ Le plus intéressant en ce moment : gazalighting. Le mot est un très bon exemple du bagage culturel nécessaire pour comprendre d’où il vient. La définition donnée par le compte soveryisraeli : « Manipulation psychologique où celui qui commet des atrocités utilise la réponse pour gagner de la sympathie pour ses actes ».

C’est un mot valise basé sur Gaza et gaslighting. Et gaslighting est un mot qui veut dire « enfumer de façon progressive ». Il vient d’un vieux film appelé Gaslight (en français : Hantise), de Cuckor, avec Charles Boyer et Ingrid Bergman (1944), basé à son tour sur un pièce qui avait été un succès sur Broadway. Je ne vais pas révéler le pourquoi de l’histoire ici : il faut revoir ce film !