Journal d’un civil (81) Le speakeasy

Mardi 26 décembre.

Ce matin je dois passer un test de citoyenneté : j’ai rendez-vous à la banque. En quoi est-ce un test ? Je m’y rends une ou deux fois par an depuis mon alyah, et c’est une bonne façon de voir où j’en suis de mon intégration. Est-ce que j’arrive à parler d’un sujet complexe de façon à peu près cohérente ? Est-ce que je comprends les explications techniques de l’employé ? Est-ce que j’obtiens ce pour quoi je suis venu ? Et, indicateur des indicateurs, quel degré de frustration est ce que je ressens en sortant du rendez-vous ?

Avant que le rendez-vous ne commence, tous les voyants sont au vert. J’ai bien mangé, je suis caféiné, je suis en avance, et j’ai même fait une liste des sujets que je dois aborder. Pour peu, j’aurais presque recherché un peu de vocabulaire (non : il ne faut pas exagérer non plus).

A l’heure dire, la banquière nous reçoit. Bonjour monsieur, qu’est je peux faire pour vous ? Bonjour Madame, je viens pour plusieurs sujets. Premièrement, deuxièmement, troisièmement et quatrièmement. Voilà Monsieur, merci au revoir.

Moins d’une heure de rendez-vous : j’ai réglé la moitié des dossiers et j’ai fait des avancées significatives sur l’autre moitié. Je ressors en ayant compris ce qu’il passait et, pour la première fois après un rendez-vous bancaire en Israël, je suis tout guilleret. Mais que se passe-t-il ?

On profite d’être dans un quartier différent pour faire quelques courses. On commence par aller voir le nouveau magasin Carrefour, censé être le plus grand de la ville. Il est à peine dix heures et demie et c’est déjà plein à craquer. L’enseigne est arrivée il y a quelques mois en Israël, et, avec elle, sa gamme de produits fabriqués, en tous cas conçus, en France. Ça a amené un petit changement dans la grande distribution israélienne. Les prix ont peu baissé sur certains produits en dépit de l’inflation, et on peut trouver certaines marques qu’on aime.

Pour comprendre pourquoi on attendait l’arrivée de l’enseigne, il faut connaître un peu l’économie du pays. Il faut l’imaginer comme l’économie d’une île. On produit un certain nombre de choses, mais on doit également importer beaucoup. Comme on est un petit pays (à peine dix millions d’habitants), entourés de voisins qui sont, au mieux, grognons, et au pire, franchement hostiles, le commerce entre les différents pays de la région n’est pas… comment dire… à son optimum.

Une petite économie de ce type favorise les monopoles, d’autant que l’économie israélienne n’est vraiment devenue une économie de marché qu’il y a quelques décennies. Mais au final, qui paye tous ces problèmes structurels ? Le consommateur, c’est-à-dire nous, avec des salaires qui ne sont pas très élevés et des impôts, taxes et contributions, qui eux, le sont.

Moralité : quand un marché s’ouvre à la concurrence, tout le monde est content. Carrefour a racheté une marque locale dont les magasins étaient plus ou moins en fin de course, et les a remplacés par sa marque. On en a deux à portée de main, et depuis, on alterne avec une autre chaîne israélienne. Les prix sont les mêmes sur les produits de base, certains sont moins chers, d’autres sont plus chers. Au final, tout s’équilibre miraculeusement pour que l’ouverture à la concurrence n’ait pas été trop brutale pour les dits concurrents (économie d’île, vous dis-je). Mais on trouve de la crème de marron, du nettoyant au savon de Marseille et des herbes de Provence. Le bonheur simple au bout du rayon.

Avec tout ça, la balance n’est pas aidée. Depuis le début de la guerre j’ai repris les trois kilos que j’avais réussi à perdre depuis cet été. Il y avait déjà eu les kilos Covid, maintenant il y a les kilos des alertes aux missiles.

Il y a quelques semaines, un grand journal israélien avait fait un article sur le thème « au moins, avec le stress, on maigrit ». J’ai cru que c’était parodique : ici, avec le stress, tout le monde mange. On reprend une portion de houmous, on ajoute un gâteau à la crème, on se ressert du poulet. Et tout ça sans compter les petits machins salés israéliens qui s’achètent partout en petit conditionnement, pour vous faire croire que c’est peu calorifère. Foutaises ! Dès qu’on tourne le paquet pour voir le bilan, on se rend compte que 100 grammes de n’importe quoi valent 500 calories.

Mais d’un autre côté, en période de fort stress, devant une vidéo relaxante, il y a de quoi se plonger dans les bisslis et autres bambas.

On est également passé devant un marchand d’épices. Ma femme a acheté des noix de toute sortes et un mélange de graines au curry. La boîte est posée sur le comptoir de la cuisine et m’appelle de sa voix grasse et salée, mais je résiste.

Quand mon fils et rentré et qu’il a vu les graines de tournesol, il a demandé pourquoi on avait acheté des graines pour les oiseaux, avant de nous dire, en substance, qu’on n’était pas des pigeons. Remarque avec laquelle certains membres de la grande distribution locale sont tout à fait en désaccord.

Dans la journée, je vois passer deux discours assez importants.

Le premier vient du ministre de la Défense, Yoav Gallant. Il dit quelque chose qui doit être plus entendu en dehors du pays :

« Nous sommes dans une guerre à plusieurs fronts. Nous sommes attaqués sur sept fronts différents : Gaza, le Liban, la Syrie, la Cisjordanie, l’Irak, le Yémen et l’Iran. […] Nous avons déjà réagi et agi dans six de ces domaines, et je le dis ici de la manière la plus claire : Quiconque agit contre nous est une cible potentielle, il n’y a pas d’immunité pour qui que ce soit ».

Et un peu plus tard, c’est au tour du chef d’état-major, Herzi Halevi, de donner une conférence de presse. Il explique que les brigades du hamas situées dans le nord de la bande de Gaza sont mal en point, et que l’armée concentre « [ses] efforts dans le sud de la bande de Gaza, à Khan Younis, dans les camps centraux et au-delà. Et nous continuerons à préserver et à approfondir les résultats obtenus dans le nord de la bande de Gaza ».

Plus important, il insiste sur le fait que Tsahal « ne permettra pas un retour à la réalité sécuritaire d’avant le 7 octobre, et nous ne permettrons pas qu’un tel événement se répète. »

Il explique enfin que « cette guerre a des objectifs nécessaires et pas faciles à atteindre, elle se déroule sur un territoire complexe. C’est pourquoi la guerre se poursuivra encore pendant de nombreux mois, et nous travaillerons avec différentes méthodes, afin que les résultats soient maintenus pendant longtemps ».

Quelqu’un faisait remarquer que nous sommes plongés dans un type de guerre tout à fait particulier. Ça n’est pas une guerre classique entre deux états. C’est une guerre contre un groupe terroriste, dans un environnement urbain extrêmement difficile. Il y a beaucoup de paramètres qui font que c’est presque une première et l’armée écrit le manuel au jour le jour.

Enfin, dans les nouvelles, en plus de tout cela, on voit un dirigeant occidental de premier plan (en termes de surface médiatique) dire quelque chose d’une débilité rare. Ça faisait quelques jours que je n’avais rien lu de cet acabit, je commençais à être inquiet. La trêve de la stupidité a été courte cette année.

Le soir venu, nous sortons ma femme et moi. Direction un quartier industriel de la ville, un de ces quartiers avec des entrepôts, des baraques en taule et des engins de chantier. Pourquoi ? Parce qu’à côté d’un de ces entrepôts, se trouve une petite pizzeria, une pizzeria qui passerait presque inaperçue si on ne savait pas qu’elle était là. Il y a quelques tables, des tabourets, un peu de lumière et un seul client. Dans la cahute, un pizzaïolo s’active. Un gars habillé d’une chemise à fleur nous demande si on a réservé. On lui dit que oui, à vingt heures trente. Il regarde sa tablette et dit oui, je vous ouvre.

Il pousse la porte de l’entrepôt, et voilà qu’on entre dans une grande salle. Des tables, des tableaux sur les murs, et, droit devant nous, un grand bar. Nous sommes dans l’un des lieux confidentiels de Be’er Sheva (c’est-à-dire l’un des plus connus), un bar qui reproduit l’ambiance de la prohibition. La musique reprend des airs connus, mais les réinterprète en mode jazz des années 20.

On s’assied, le barman nous sert deux verres d’eau en utilisant une théière en cuivre. Puis il prépare le cocktail maison de bienvenue : aujourd’hui c’est gin, framboise, menthe, citron. Mais attention, dit-il, c’est pas de la framboise industrielle, c’est de la vraie framboise. Première gorgée : délicieux.

Après le canon de bienvenu, on passe aux choses sérieuses. Il nous donne une carte, mais il nous dit que c’est juste un petit morceau de ce qu’il sait faire. La soirée ne fait que commencer, il n’est pas encore débordé, alors on discute tranquillement pendant qu’il prépare un cocktail pour un autre couple qui a également commandé deux pizzas.

Comme je sais que l’endroit est connu pour un cocktail à base de chartreuse, je lui demande ce qu’il peut faire avec. Il décrit deux cocktails différents : l’un où la chartreuse est accompagnée d’ananas, l’autre où elle est mélangée avec un alcool inconnu qui vient de la Barbade. L’affaire est entendue : un de chaque.

Deux minutes plus tard, on a chacun notre verre, on trinque, et on déguste. C’est délicieux. Je ne m’attendais pas à ce que l’ananas se marie aussi bien avec le goût de la chartreuse. Le deuxième cocktail est plus fort, mais également agréable.

Le sort de la chartreuse réglé, il nous demande « dans quelle direction » nous voulons aller pour le deuxième cocktail. C’est la première fois que j’entends cette façon de commander, mais qu’à cela ne tienne, je lui demande dans quelle direction il irait avec la bouteille de pastis qui se trouve en face de moi. Il me décrit un cocktail qui ne me tente pas vraiment, et, voyant que je suis intéressé par un voyage au pays de Molière, il me parle d’un autre cocktail à base de calvados.

Il demande si on sait ce que c’est qu’un sidecar. La chartreuse aidant, on se marre en disant que oui, bien sûr, c’est un moyen de transport. Il dit mais non, le cocktail ! Je reconnais que je n’ai jamais entendu parler, mais qu’en la matière je suis loin d’être un expert. Il explique que la plupart des histoires qui entourent la naissance d’un cocktail sont du pipeau total, mais qu’en l’occurrence c’est lié à l’histoire d’un nazi et d’un sidecar.

(Honnêtement, j’ai déjà oublié le reste de l’histoire, la seule chose que j’ai retenu c’est que ça m’a fait penser à Indiana Jones et la dernière croisade).

Je n’ai pas trop envie de boire un cocktail inventé par un nazi, alors je commande un verre du cocktail de bienvenue, que j’ai beaucoup aimé.

Et un verre plus tard, on ressort, joyeux, légèrement titubants, heureux de cette petite parenthèse dans le temps et l’espace, où il n’y avait rien d’autre que deux amoureux, un bar et quelques cocktails.
Fin du 81ème jour, 26 décembre 2023, 14 tevet 5784.