Journal d’un civil (76) Le match de basket

Jeudi 21 décembre

Lire les informations le matin, au saut du lit, est un sport dangereux. On s’expose à lire toutes les mauvaises nouvelles d’un coup et à passer une journée exécrable derrière.

Et ce matin ça n’a pas loupé.

Je commence par recevoir un message d’un ami, ancien trader, qui me dit : « Gros coup de froid sur les marchés. Il va peut-être se passer des choses. »

Le sentiment diffus qu’on est au bord d’une guerre plus large plane en permanence sur la région. Et ça n’est pas nouveau. Ce sentiment était là avant le sept octobre, il était là avant 2021, il était là avant 2014, avant 2006, et je pourrais probablement remonter ainsi encore quelques décennies.

Mais lorsque ça se précise, lorsque la température monte, il faut beaucoup d’humour pour continuer sa journée. Les Anglais ont la stiff upper lip (Keep calm and carry on disait le poster placardé sur tous les murs dès le début de la guerre), nous on a le humus et les blagues.

La deuxième chose que je lis ce matin, c’est un message enregistré par la mère de l’un des trois otages abattus par erreur par un (ou plusieurs) soldat israélien.

Voici ce qu’elle dit :

« Bonjour à la brigade de Bislach, bataillon 17, ici Iris Haim, je suis la mère de Yotam.
Je voulais vous dire que je vous aime beaucoup et que je vous embrasse de loin.
Je sais que tout ce qui s’est passé n’est absolument pas de votre faute, ce n’est la faute de personne – sauf du Hamas, que son nom et sa mémoire soient effacés de la surface de la terre.
Nous vous invitons à venir nous rendre visite à la première occasion, si vous le souhaitez. Nous voulons vous voir de nos propres yeux, vous embrasser et vous dire que ce que vous avez fait – aussi douloureux et triste que cela puisse paraître – était probablement la bonne chose à faire à ce moment-là, et qu’aucun d’entre nous ne vous juge ou ne vous en veut.
Nous vous aimons beaucoup, et c’est tout ».

Le lendemain, un soldat du bataillon en question est venu lui rendre visite. Son fils, Yotam Haim, avait 28 ans.

Pendant ce temps-là, quelque part dans un comité gouvernemental, la quête onomastique continue. Renommer l’opération en cours, ou pas ? Le nom privilégié est toujours Genesis War, la guerre de la genèse, ou guerre du commencement. Il semble que le premier ministre avait également envisagé Guerre de Gaza : simple, clair, net. Mais quelqu’un lui a fait remarquer qu’il habitait « rue de Gaza », et que l’écho entre l’un et l’autre n’était peut-être pas du meilleur effet.

Autre nom envisagé : mashiv harouah. « qui fait souffler le vent ». En hébreu, c’est très clair. C’est l’une des prières qui change le jour de Simhat Torah (qui était célébré le 7 octobre) et tous les gens qui prient régulièrement savent que ,dans la prière centrale, il faut changer une phrase spécifique et la remplacer par celle-là. En général ça prend quelque jour. On bute dessus, on se dit « ah oui, mashiv harouah », et on remplace. Mais en anglais « He who makes the wind blow » paraît long, étrange et surtout incompréhensible.

A suivre donc.

En fin d’après-midi, nous avons une activité prévue. J’emmène mon fils voir son premier match de Basket : Be’er Sheva contre Eilat. Le Hapoel Be’er Sheva joue à domicile et une amie nous a donné deux places.

Alors à 17h30 direction l’arène de Basket, dans le nord de la ville. On n’habite pas loin, mais en bus, tout prend une demi-heure. Il faut aller à la station, attendre le bus en général quinze / vingt minutes, faire le trajet, et marcher encore un peu. Ce qui, en voiture, aurait pris dix minutes, devient une expédition. Qui plus est avec un enfant de quatre ans tout excité à l’idée d’aller voir le « kadoursal » (traduction littérale de basket-ball).

En chemin, je me rappelle un message vu sur Twitter il y a quelques jours. Que faire en cas d’alerte pendant qu’on est au stade ? Surtout ne pas évacuer ! le mouvement de foule pourrait causer plus de blessés que le missile intercepté par le dôme de fer. Il faut se mettre accroupi devant son siège si on peut avec les mains sur la tête. Tout à fait pratique.

On arrive à la salle de sport à 18h25, et, alors qu’on gravit les marches pour aller dans la tribune, l’hymne national se met à retentir. On s’arrête, et je mets mon bras autour de mon fils. La musique est très forte, l’interprétation n’est pas de premier ordre, mais l’émotion me prend. A quelques mètres du terrain de basket, alors que tous les joueurs sont debout, j’ai l’impression que quelque chose nous enveloppe tous, comme un long ruban qui serpente de personnes en personnes.

J’aime cet hymne, dont j’ai toujours l’impression de ne pas connaître exactement les paroles. Nous avons l’habitude de fredonner sa mélodie tous les vendredis soir, au moment de commencer le repas, et nous chantons souvent la version française, dont les paroles sont différentes, mais presque aussi poignantes :

« Garde l’espérance, un autre temps viendra
Ta souffrance demain finira
Garde l’espérance, ne crains jamais le sort
En silence, résiste et soit fort.
Une étoile dira le retour
De tes rêves, des anciens beaux jours
Et ta peine, alors sera vaine
Car le monde chantera l’amour.
Et ta peine alors sera vaine, car le monde chantera l’amour. » (Version chantée par Renée Lebas)

Ce soir, dans un lieu aussi banal qu’un terrain de basket, les deux derniers vers de la version originale me semblent encore plus forts que d’habitude :

Pour être un peuple libre sur notre terre,
Le pays de Sion et de Jérusalem.

L’hymne achevé, l’ambiance change aussitôt. Les joueurs prennent le ballon et l’échauffement commence. Sur le terrain, c’est un ballet de passes, de tirs et de déplacements.

On trouve nos places (premier rang) et on s’installe. Il n’y a pas beaucoup de monde ce soir. On pourrait facilement changer de sièges : il y a une barre devant moi qui coupe la vue en deux de façon horizontale. Mais l’endroit est parfait pour mon fils, qui a l’impression d’être au plus près de l’action.

Pour la première fois depuis très longtemps, j’assiste à un événement qui démarre… à l’heure. Le ticket disait 18h30, et, à 18h30, coup de sifflet, coup d’envoi. Incroyable.

Le match est très agréable, l’ambiance bon enfant, et, sans trop de surprise, Be’er Sheva mène la danse jusqu’au bout. Eilat maintient l’honneur, mais reste toujours à une dizaine de points derrière.

Ce qu’il se passe dans le reste de l’arène est plus intéressant à raconter.

Dans le virage en face de nous, il y a une zone totalement inoccupée. Et pour cause : sur chaque siège, on a installé une affiche, une de ces affiches rouges et blanches devenues iconiques du mouvement pour libérer les otages. Chaque siège est réservé pour une personne enlevée dont on attend le retour.

Un peu plus loin, il y a les supporters acharnés de l’équipe, ceux qui sont chargé de mettre l’ambiance. L’un deux, un adolescent qui doit avoir à peine quinze ans, est chargé du tambour. Il bat le rythme comme un pro. Le match finit il pourrait aller au philarmonique et faire les percussions pour une symphonie de Beethoven sans aucun problème.

A notre niveau, de l’autre côté du terrain, se trouve la zone réservée aux commentateurs. Le match est filmé, retransmis en direct (Be’er Sheva et Eilat sont en première division), et il y a un animateur dont le boulot est de pousser un cri à chaque fois que Be’er Sheva reprend l’initiative.

« Allez ! », « Hapoel Be’er Sheva ! », « Yallah Be’er Sheva ! » Pas très varié, mais il conserve le même enthousiasme pendant tout le match.

Il est aussi chargé d’annoncer les fautes, ce qu’il fait d’abord en hébreu, puis en anglais, en imitant un accent américain à la fois parfait et totalement caricatural. Magnifique.

Comme c’est la première fois que j’assiste à un événement sportif en hébreu, je suis frappé d’entendre certains mots de vocabulaires. Le mot « faute » par exemple ou le mot « arbitre ». Ce sont des mots que je connais, mais absolument pas dans le domaine du sport. Ce sont, comme très souvent en hébreu moderne, des mots d’hébreu antique, que l’on trouve en hébreu biblique, qui ont un sens relativement proche et logique, mais qui sont utilisés dans un contexte radicalement différent.

La faute, avera, en hébreu classique, relève du champ lexical de la morale. Mais au basket, c’est un joueur qui a fait une faute. On voit qu’en français c’est la même chose : un mot identique dans deux contextes différents. On tellement habitué qu’on ne s’en rend pas compte. C’est par le détour d’une langue étrangère qu’on réalise soudain qu’il y a quelque chose d’intéressant à méditer.

Idem avec le mot pour « arbitre », en hébreu « juge » (shuffet). Ce juge en question, c’est celui du livre éponyme, qui suit le livre de Josué. Autrement dit, je vois un gars en noir avec un sifflet qui lance le ballon à un joueur, mais quand j’entends son nom, c’est immédiatement l’image de Samson qui me vient à l’esprit. Contraste, contraste !

Lorsqu’on apprend l’hébreu moderne, et que l’on connaît déjà un peu d’hébreu classique, les exemples de ce type abondent. Mon préféré ? Kabbalah. En hébreu classique, il désigne l’enseignement le plus profond dont on dispose, transmis pendant des siècles uniquement à l’oral, transmis et donc reçu. En hébreu moderne, c’est la réception de l’hôtel, ou le reçu qu’on vous donne après que vous ayez payé vos courses. A nouveau, le lien sémantique est évident, mais le paysage dans lesquels ils sont employés sont très différents.

Donc le juge, en fait l’arbitre, la faute, le basket – retournons à notre match.

Car on a devant nous un microcosme de la société israélienne. Dans les tribunes, il y a tout le monde. Hommes, femmes, enfants, de tous âges. C’est familial au vrai bon sens du terme. Des familles entières sont là, des grands-parents au dernier né.

Sur le terrain, la plupart des joueurs sont Israéliens, mais certains sont Américains. Le championnat israélien est une opportunité pour certains joueurs, qui parfois finissent par préférer rester ici.

Particularité locale : il y a deux joueurs qui s’appellent Lévi, un dans chaque équipe. Cela donne des commentaires du style : faute de Lévi sur Lévi.

Un peu comme dans la blague sur le cabinet d’avocats. Quelqu’un appelle et la réceptionniste décroche :

– Cabinet Lévi, Lévi et Lévi ?
– Bonjour, est-ce que je pourrais parler à Monsieur Lévi ?
– Ah je regrette, il est absent aujourd’hui.
– Alors est-ce que Monsieur Lévi est disponible ?
– Non, il est en réunion.
– C’est pas grave, alors passez-moi Monsieur Lévi !

Autre particularité israélienne : dès que l’action s’arrête, ça parlemente. Le coach parlemente, mais les joueurs interpellés parlementent en retour. A un moment il y a même une mini conférence qui s’organise pour savoir ce qu’il faut faire. Et dès qu’il y a un time out, les conciliabules démarrent dans toutes les parties du terrain, y compris chez les arbitres !

Moralité : la salle est très bruyante. Entre le tambour, les hurlements du commentateur, les conciliabules, le public et les crissements des chaussures sur le terrain, le volume sonore doit être à plus de cent décibels. Je regrette de ne pas avoir pensé à prendre des bouchons. L’avantage, c’est qu’en cas d’alerte, personne n’entendra les sirènes. L’inconvénient, c’est qu’en cas d’alerte, personne n’entendra les sirènes.

Le seul moment de silence ? Lorsque le panneau d’affichage dit « faites du bruit ». Ça ne s’invente pas.

Enfin, le match se termine. Il reste cinquante secondes. Eilat demande un nouveau temps mort. Pour quoi faire ? Il y a treize points d’écart, on a dû mal à imaginer comment ils vont remonter. L’entraîneur est probablement en train de leur dire quelque chose du style : alors, s’il y a cinq miracles d’affilée, on peut encore gagner.

Ils tentent le coup, mais il n’y a que quatre miracles d’affilée. Score final : 96 pour Be’er Sheva, 85 pour Eilat. Un Lévi ravi, un Lévi déçu. Tout le monde se serre la main. Beau match, beaux joueurs.

Fin du 21ème jour, 21 décembre 2023, 9 tevet 5784.