Journal d’un civil (74) L’alyah

Mardi 19 décembre.

Aujourd’hui on apprend que les ouvertures de dossiers pour l’alyah auprès de l’Agence Juive ont augmenté, en France, de 500 % par rapport à l’année dernière. Le chiffre est impressionnant, mais il faut toujours ramener ce genre de données à leur valeur absolue : on est passé de 200 dossiers en moyenne sur les cinq dernières années à 1 200 depuis le début de la guerre. Moins impressionnant, mais toujours significatif.

Sur X/Twitter, j’ai vu passer de nombreuses réactions. Des témoignages en particulier, de gens qui racontaient leur alyah réussie ou leur alyah, selon eux, ratée.

Ce qui m’a replongé quelques années en arrière, en ce mois de juin 2017 où ma femme et moi avons décidé de sauter le pas et de partir vivre ce qui est, d’après moi, l’une des grandes aventures humaines de ces cent dernières années : le retour du peuple juif sur sa terre après que sa majeure partie ait été en exil pendant près de 1 800 ans.

Lorsque j’étais professeur d’Histoire aux Etats Unis, il y avait une partie du programme qui était consacrée à l’immigration. On expliquait que les schémas migratoires répondent à deux grands principes : les facteurs répulsifs et les facteurs attractifs. Les gens partent parce qu’il y a des choses négatives dans leur pays d’origine qu’ils essayent de fuir, et se dirigent vers un autre pays, parce qu’ils y voient des choses positives et des opportunités. La conjugaison des deux fait le départ et l’arrivée.

Le schéma est peut-être un peu simple, mais il explique bien le mécanisme mental qui se joue dans chaque personne qui choisit de quitter son pays natal pour un ailleurs.

En ce qui me concerne, je pourrai faire une liste, et vous dire : voilà pourquoi nous avons décidé cela. Mais je ne serais pas tout à fait honnête, parce que, au fond de moi, ce n’est pas vraiment ce que je crois.

Il y a une phrase du Talmud qui dit : « quarante jours avant la formation d’un embryon, une voix divine s’élève et dit : La fille d’untel est destinée à épouser untel ; telle maison est destinée à être habitée par untel ; tel champ est destiné à être cultivé par untel » (Sotah 2a, édition Steinsaltz).

Autrement dit, selon cette conception, il y a un petit nombre de données qui ne dépendent pas uniquement de notre libre arbitre. Il y a des éléments de notre existence qui sont donnés a priori. Le conjoint, le lieu d’habitation et le travail (le champ pour une société agricole). Mais libre à nous de les chercher et ensuite de construire pour les garder !

En l’occurrence c’est quelque chose que j’ai longtemps ressenti profondément. L’impression de ne pas être à ma place. J’ai grandi à côté de Paris, j’ai habité la capitale pendant 10 ans. J’ai beaucoup aimé cet endroit, et en particulier le coin du XVIIème où se trouvait mon tout petit appartement, à quelques immeubles de l’ancienne maison d’Emile Zola, non loin de la rue où habitait Stéphane Mallarmé.

Mais en 2017, quelque chose n’accrochait plus. Ma femme était arrivée en France l’année d’avant et ne trouvait pas de travail satisfaisant. Notre propriétaire nous avait annoncé qu’elle allait vendre l’appartement ; trouver un autre lieu dans la région nous paraissait impossible. Quant à mon travail, il me permettait de vivre, mais je végétais.

On réfléchissait aux possibilités. Qu’allions-nous faire ? Jeunes mariés, pas encore d’enfants : tout était ouvert. Rien ne nous obligeait à rester à Paris, en France, ou même à retourner aux USA.

Qui a dit un jour : « et pourquoi pas Israël » ? Je ne me souviens plus. Mais l’idée a vite fait son chemin. Comme une évidence. Après tout, nous nous sommes rencontrés à Jérusalem, à quelques dizaines de mètres de la vieille ville. N’était-ce pas là que nous devions retourner ?

Quand j’étais jeune, je rêvais d’un ailleurs, mais mon ailleurs était, à l’époque, clairement américain, et plus particulièrement new yorkais. J’ai épousé une new yorkaise, mais, d’un commun accord, nous étions arrivés à la conclusion que New York, que nous avions pourtant follement aimé, n’était plus pour nous. Il y avait déjà, dès 2015-2016, les prémices d’une transformation qui ne nous plaisait pas.

Quand j’étais plus jeune, je pensais également à Israël, mais cela me semblait, bien Français que j’étais, comme une possibilité lointaine, quelque chose à envisager quand j’aurais déjà une carrière bien établie et que je prendrais ma retraite.

Mais voilà, l’idée s’est imposée. Elle a été modelée par des facteurs négatifs et des facteurs positifs, mais en définitive, je pense que la raison profonde de cette décision est que le temps était arrivé. La graine avait été plantée il y a longtemps, elle a mis des décennies à grandir et voilà que le temps de l’éclosion était là.

Alors nous avons ouvert notre dossier auprès de l’Agence Juive et un marathon de plusieurs mois de paperasse a commencé. Jusqu’au mois de novembre, où ça y est, tout était prêt : nous allions devenir Israéliens ! (J’ai tenu un journal de ces premières semaines, que je publierai peut-être un jour séparément).

La première année a été dure. Personne ne veut trop en parler, mais il faut savoir qu’immigrer, quel que soit son âge et les circonstances, et quel que soit le pays où l’on va, est quelque chose de difficile.

Le verset à propos d’Abraham lorsqu’il quitte Our-Kasdim en Mésopotamie résume bien la situation : « L’Éternel avait dit à Avram, va-t’en de ton pays, du lieu de ta naissance et de la maison de ton père au pays que je te montrerai. » (Genèse XII, 1 – traduction Samuel Cahen légèrement modifiée).

Faire l’alyah, c’est d’une certaine manière tout quitter. Son pays, son lieu de naissance, le lieu de sa culture. On reçoit un nouveau passeport, parfois un nouveau nom, et il faut tout reprendre à zéro.

Réapprendre une nouvelle langue, réapprendre une nouvelle culture, et recréer une vie à partir de presque rien. Ce qui veut dire : un travail, un logement, des amis – tout.

C’est une aventure fabuleuse. C’est passionnant, c’est exaltant, mais c’est parfois aussi éprouvant et épuisant.

La première année, on pleurait, de frustration et de fatigue, à peu près une fois par semaine. Et maintenant ? Une fois par semestre seulement. Enorme évolution !

Au bout d’un an, notre intégration sociale était très bonne, mais les circonstances n’étaient pas vraiment en notre faveur. Ma femme était enceinte de notre premier enfant, nous travaillions sans avoir des perspectives vraiment intéressantes.

A nouveau, les facteurs positifs et négatifs se sont mis en branle, mais à nouveau je n’en dresserai pas la liste. Après des semaines de débats et de doutes, nous avons pris la décision de repartir quelques temps aux Etats Unis.

Peu avant notre départ, une amie du kibboutz, qui était d’origine américaine et qui avait fait son alyah trente ou quarante ans avant nous, nous avait dit : « vous verrez, vous ne pourrez pas rester longtemps à l’étranger ». Elle même était repartie une fois après son arrivée initiale, mais elle avait fini par revenir.

Et c’est un fait étrange : beaucoup de gens font leur alyah en deux fois. Une première fois pour absorber le choc, et une puis une deuxième fois, quelques années plus tard, pour de bon. Comme on dit : « il y a des descentes qui sont en réalité des montées ».

Lors de notre descente, je me souviens d’une image à l’aéroport Ben Gourion, alors que nous mangions des nouilles chinoises. J’avais un sentiment étrange. Rien à voir avec ce que j’avais ressenti lorsque j’étais parti de Paris, où je sentais que partais pour une nouvelle vie. Là, alors que nous attendions l’avion pour Boston, j’avais l’impression de partir en vacances. Ce qui voulait dire que ma maison était en Israël ; ce n’était qu’un au revoir temporaire.

Ce temporaire a duré deux ans. Nous avons vécu de nombreuses aventures, d’abord dans le Massachussetts, puis en Virginie. Et puis, début 2020, un petit être sans poids ni forme s’est invité dans nos vies. Monsieur Corona est venu mettre le bazar dans le monde entier.

Nous avons passé plusieurs mois isolés, à la maison, dans un petit appartement, avec un enfant d’un an qui courait partout. Ma femme et moi travaillions tous les deux à temps plein. Le salon est devenu son bureau et la chambre, le mien. Je travaillais le matin, elle, l’après-midi. Après plusieurs mois de ce régime, nous nous sommes dit que nous pouvions faire ça partout dans le monde.

Nous avons expliqué la situation à nos deux employeurs. Celui de ma femme a été convaincu ; le mien, pas. On a refait les bagages, les cartons, et en novembre 2020, deux ans presque jour pour jour après les nouilles chinoises, nous sommes revenus en Israël.

En pleine pandémie.

Nous avons atterri dans un petit Airbnb à Tel Aviv, près de la mer. Et de là, peu à peu, pierre par pierre, nous avons construit une nouvelle vie. Pour nous et pour notre fils. Puis pour notre fille, la première vraie sabra de la famille, israélienne née en Israël.

Je suis revenu en Israël, je suis désormais Israélien, mais ce n’est pas pour autant que je n’en suis plus Français. C’est peut-être même d’ailleurs l’inverse. Comme dit la blague : en France j’étais juif, maintenant que je suis en Israël tout le monde m’appelle le Français ! La pression est énorme : il faut que je montre une bonne image !

En 2021, alors que nous sortions de plus d’un an de confinements et de problèmes de Corona, nous avons vécu notre première guerre. A trois heures du matin, les sirènes se sont mises à hurler : Gaza nous attaquait. Des dizaines de missiles dans le ciel de Be’er Sheva. Une demi-heure d’alertes non-stop. Les sirènes s’arrêtaient et reprenaient quelques secondes après. A quelques dizaines de mètres de nous, explosions sur explosions. Et cette nuit-là, alors que nous étions dans le mamad, entassé les uns sur les autres, blottis sous une couverture, nous nous sommes dit qu’en dépit de tout ça, il n’y avait aucun autre endroit où nous aimerions être.

Nous étions enfin revenus à la maison.

Fin du 74ème jour, 19 décembre 2023, 7 tevet 5784.