Journal d’un civil (55) Les patates

30 novembre

Ce matin, je fais presque la grasse matinée : je me réveille vers six heures. Cela fait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, et, comme aujourd’hui c’est le grand jour, le jour du déménagement, je suis content d’avoir pu me reposer suffisamment.

En me réveillant si tard, tout est décalé. J’ai moins de temps pour prendre un café en lisant les nouvelles et j’ai moins de temps pour préparer les affaires de mon fils.

Je commence à préparer son bento dans un demi-sommeil enrhumé, lorsque je me souviens soudain d’un message de la maîtresse, reçu hier après-midi, qui disait : « donnez deux patates et une râpe à votre enfant ; demain on va préparer des latkès ».

Je demande à ma femme si on a encore des pommes de terre. Elle me demande si je me souviens du plat d’il y a deux jours, celui avec les bâtonnets de pomme de terre aux oignons ? Je dis que oui, bien sûr que je m’en souviens, c’était délicieux.

Mauvaise nouvelle : c’étaient les dernières patates.

Je regarde si on a une râpe à légumes : malheureusement, elle est quelque part dans un carton, probablement en train d’attendre le déménageur de cet après-midi.

Autrement dit : on a que pouic sur peau de zébi.

Ça m’ennuie fortement. Déjà qu’on est dans la case « parents nouvellement immigrés qui comprennent qu’un tiers de ce qu’il se passe », voilà qu’on va ajouter « parents qui ne participent pas activement aux activités ».

En général on essaye au contraire d’être aussi impliqués que possible : tout ce qu’on peut faire, on le fait, pour compenser la montagne de choses qu’on fait mal, faute de vraiment tout saisir. Et lorsqu’il s’agit d’amener des choses, on s’assure d’en envoyer plus que demandé, afin qu’un autre enfant dont les parents auraient oublié puisse en bénéficier. Mais voilà, aujourd’hui, pas de patates et pas de grattoir. Ça va être notre tour d’avoir loupé l’échéance.

On finit de se préparer, je mets le plateau repas dans le sac du jeune homme, on discute deux minutes avec ma femme de l’opportunité de mettre un manteau, et puis c’est l’heure de partir. On ouvre la porte, ma femme sort à reculons en tirant un sac, et voilà qu’elle manque de trébucher sur un carton qui se trouve devant la porte.

Et là, surprise, miracle, hosannah !

C’est le carton de notre commande bimensuelle de produits de la ferme .

Je soulève le couvercle, le cœur battant, en me disant que peut-être, avec un peu de chance, dans ce sachet marron qui se cache dans le fond, je trouverai –

Des patates !

Des grosses patates brunes, parfaites pour être râpées et faire les beignets de Hannouka. Le miracle avant la fête. Et c’est un vrai (micro) miracle à l’israélienne. Tout était en place pour la solution avant qu’on ait conscience du problème, mais elle ne se manifeste qu’au dernier moment.

J’en prends deux, je les emballe dans un sachet plastique, et mon fils part avec, en les portant comme si c’était le plus merveilleux trésor de la terre.

Vers huit heures trente on apprend qu’il y a eu un attentat à Jérusalem. Deux frères, qui ont attaqué des gens à l’entrée de Jérusalem, avec des couteaux et des M16. Sur le fusil, on a trouvé un autocollant jaune avec le chiffre 7. Apparemment c’est le nouveau badge d’honneur des terroristes, qui l’utilisent pour commémorer le samedi noir. Un peu plus tard dans la journée, le hamas revendique l’attaque. Il y a eu trois morts. Les terroristes ont été neutralisés, et avec eux, par erreur, quelqu’un qui a aidé à les mettre hors d’état de nuire.

La trêve, qui a été prolongée aujourd’hui, quelques minutes avant son expiration pour vingt-quatre heures (soit jusqu’à demain, vendredi 1er décembre, à 6 :59) risque de se terminer. Toute la journée on sent la tension monter. De petites informations remontent, et toutes convergent et dessinent le même ensemble : la trêve s’achève probablement.

On apprend que le nombre d’otages censés être libérés ce soir est plus bas que les accords le prévoient. Huit au lieu de dix. Les deux israélo-russes libérées hier « par geste envers Poutine », sont censés compter pour ce soir au final. A cela, s’ajouteraient trois corps. Plus tard dans l’après-midi, le chiffre a été revu : ça serait dix otages vivants et trois corps.

Ce va-et-vient permanent est fatiguant. Le hamas le sait, il en joue. Mais c’est peut-être le dernier coup qu’il place.

Cet après-midi, le premier ministre a rencontré Blinken, le secrétaire d’état américain. Avec les Américains en ce moment on ne sait jamais trop à quoi s’attendre, mais au moins Netanyahou a été clair : « I told him we have sworn, and I have sworn, to destroy Hamas. Nothing will stop us. »

Et comme tous les jours, on apprend encore qu’un dirigeant occidental de premier plan a encore fait une déclaration totalement absurde (le même qu’hier, ça fait ton sur ton).

En fin d’après-midi, un grand événement a lieu dans notre petit monde. Aujourd’hui, deux mois et demi après avoir pris la décision de quitter notre ancien appartement, les déménageurs viennent. Enfin ! Gloire ! Joie ! Hallelouyah !

A dix-sept heures quarante-cinq, ils arrivent. Ils sont deux, originaire d’Amérique du Sud, et ils entrent en scène comme un éclair. Je leur montre ce qu’il faut prendre, ils s’y mettent en moins de deux. Tchik-tchak, ils mettent les cartons en pile, ils chargent les chariots, ils remplissent l’ascenseur.

J’aide le patron à faire entrer la voiture dans le parking : il conduit avec une précision de champion de formule un.

Ils remontent, ils prennent les quelques meubles : tout rentre dans le chariot qui est accroché à la voiture.

Une heure, tout est chargé.

Je leur dis : on se retrouve au nouvel appartement.

Il est tellement près, que je mets presque autant de temps à pied qu’eux en voiture. Ils vont chercher d’autres collègues, et viennent se garer devant la porte de l’immeuble. Les renforts sont aussi efficaces.

J’ai à peine le temps de monter et de poser mes affaires qu’il y en a déjà deux dans l’escalier, en train de monter le canapé (« pivote ! pivote ! pivote ! »).

Ils amènent ensuite les cartons, un à un, parfois deux par deux, y compris les plus lourds. Deux étages, sans ascenseur, tout ça ne moins d’une heure.

Je discute avec l’un des gars. Lui aussi est un nouvel immigrant. Il vient du Venezuela, il est là depuis trois ans environ. Il fait ses classes pour être dans une unité d’élite, et quand il a un peu de temps il donne un coup de main pour des déménagements. Je lui demande combien de temps prend l’entraînement. Il me dit : quatre mois pour la théorie, quatre mois de maniement des armes. Moins de temps qu’il faut pour faire un enfant, et il sera dans l’élite de notre armée. A moins qu’on ne se soit pas compris et qu’il m’ait parlé de quelque chose qui n’a rien à voir : qui sait ; entre nouveaux immigrés, on se comprend (pas).

A dix-neuf heures quarante-cinq, c’est bon. Je paye le patron, j’ajoute un pourboire, et ça y est. Tout est terminé, ou plutôt : tout commence. Maintenant il va falloir tout ranger ! – fin du 55ème jour, 30 novembre 2023, 17 kislev 5784.