Journal d’un civil (54) La lionne

Le 29 novembre.

Aujourd’hui, pour la première fois depuis bien longtemps, je n’avais rien à faire. Pas de déménagement, pas de rendez-vous, pas de date butoir à respecter.

Rien.

Pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis retrouvé face à la routine quotidienne. Et je me suis rendu compte à quel point celle-ci était déstructurée.

J’ai passé la journée à errer d’un endroit à l’autre de la maison, sans rien avoir à faire. La nuit dernière j’ai à peine dormi et j’ai un début de rhume de mi-saison qui est très désagréable, mais ça n’est que la toile de fond.

La scène principale n’a rien à voir. Je ne suis plus tout à fait sûr de savoir comment organiser une journée. Cela fait des mois que je n’ai pas eu de journée type. Il y a eu les vacances d’été en France, puis les fêtes de Tishri, et enfin le 7 octobre, et la guerre qui commence, avec ses alertes sur la ville, la tension permanente et toute la vie qui est bouleversée.

La trêve en cours nous donne un faux sentiment de tranquillité. Be’er Sheva est à nouveau une ville verte. Tout est ouvert, tout fonctionne normalement. Mais le petit séminaire en ligne que nous avons suivi hier nous a rappelé que tout était temporaire. La situation est réévaluée toutes les vingt-quatre heures. Demain, tout peut être à nouveau fermé. Les alertes peuvent reprendre.

J’ai essayé d’écrire pendant la journée.

Quelque chose n’embrayait pas.

J’ai écrit un premier texte de près de mille mots sur un thème qui me paraît important – je l’ai mis de côté.

J’ai écrit un second texte un peu plus court sur un autre thème qui paraît important – je l’ai également mis de côté.

Car l’actualité a continué à défiler sur nos écrans, et elle est moche. Elle fait mal. Elle fait de la peine. Et à côté d’elle, tout ce que je pourrais dire paraît bien dérisoire.

La première chose qu’on a appris aujourd’hui, c’est que la trêve serait peut-être prolongée de quatre jours. La seconde, c’est que le cessez-le-feu a été violé plusieurs fois à nouveau. La troisième, c’est qu’une famille d’otage, le père, la mère et leurs deux enfants, sont peut-être déjà morts. Le visage de leur bébé, Kfir, 10 mois, est sur tous les réseaux depuis des semaines. Il ressemble à tous les bébés de notre entourage, il ressemble à tous les bébés du monde.

Les joues rondes, le regard pétillant et un sourire qui vous réchauffe le cœur et vous donne envie de croire à la bonté du monde. Mais Kfir et sa famille ont été emmenés dans un lieu sombre, un lieu où la bonté s’est retirée. Un lieu où les civils maltraitent les enfants otages. Un lieu où le mal prospère et où tout respire la putréfaction.

Cet après-midi, plusieurs médias issus du hamas et de sa nébuleuse ont publié une information : la famille aurait été tuée lors de tirs effectués par Tsahal, et dans l’effondrement d’un bâtiment.

Cela arrive après qu’ils nous aient dit pendant plusieurs jours qu’ils ne savaient pas où ils étaient. L’hypothèse qu’ils fussent avec une autre faction avait également circulé.

Pour l’instant, l’armée enquête. Elle a notifié la famille, qui a déclaré attendre d’en savoir plus. C’est peut-être une étape de plus dans le jeu pervers de la guerre psychologique qu’essaye de mener le hamas.

Le coup porté au moral de la population est dur. Kfir était devenu un emblème de ce que nous voulions retrouver. Dans une société qui accorde tellement d’importance à la famille et aux enfants, la possibilité qu’il ait déjà été emporté il y a plusieurs semaines est terrible. Comme si on nous volait rétroactivement un peu de l’espoir qui nous maintenait à flot.

Ce que nos ennemis cherchaient.

Ce qu’ils n’ont pas vu, ou pas compris, et ce, dès le début, c’est la détermination qui règne dans la société israélienne. Le mal nous a frappé : nous allons nous en occuper. Peu importe les cris d’orfraie de la pseudo communauté internationale qui prétend se soucier de nos ennemis uniquement pour mieux nous atteindre. Il est temps que nous expliquions notre position au monde entier, et elle est claire : nous ne nous laisserons pas faire. Lorsque nous disons « plus jamais ça », nous le pensons vraiment.

Une à une, les institutions internationales sont en train de tomber. Lorsqu’elles disaient se soucier de l’antisémitisme, lorsqu’elles disaient « la sécurité d’Israël », lorsqu’elles disaient « des frontières sûres », tout cela était des paroles de papier. Des mots vides, répétés pour les caméras, pour se donner bonne conscience et essayer de purger la culpabilité de la shoah.

Les masques sont tombés, et, comme avait dit Begin à Biden (le même Biden qu’aujourd’hui, mais c’était en 1982), « nous ne sommes plus des Juifs avec les genoux qui tremblent ».*

Je ne suis pas sûr qu’en dehors d’Israël, le changement soit encore perceptible, ou qu’il ait été compris, y compris par les Juifs de diaspora. Le lion de Judah a été réveillé, et il ne se laissera plus faire.

Vers 20 heures, nous apprenons qu’un sixième groupe de douze otages a été remis à la Croix rouge. Mais pour des « raisons techniques », leur retour est repoussé de quelques heures, et ce n’est que le lendemain qu’on apprend qui ils sont. Et leurs noms sont : Yelena Trupanov (50 ans), Irena Tati (73 ans), Gali Tarshansky (13 ans), Amit Shani (16 ans), Ofir Engel (17 ans), Liam Or (18 ans), Itay Regev (18 ans), Raya Rotem (54), Liat Atzili (49 ans), Yarden Roman-Gat (36), Moran Stela Yanai (40 ans) et Raz Ben Ami (57 ans). Deux Thaïlandais ont également été libérés, mais leurs noms n’a pas été communiqué.

Bienvenue à la maison.

On n’a pas encore les images, mais celles d’hier ont circulé toute la journée. L’une d’elle est devenue emblématique. C’est peut-être la vidéo de la guerre jusqu’à présent, celle qui résume de façon magnifique l’attitude israélienne.

On y voit Rimon Kirsht, habillée dans un pyjama qu’on lui a, semble-t-il, donné la veille. Un de ses bourreaux la raccompagne. Il fait un geste. Le but n’est pas clair, mais ça fait partie de la mise en scène. Elle l’esquive, et elle le regarde droit dans les yeux, avec un léger mouvement de tête qui contient tout le mépris, toute la rage, mais également toute la dignité, dont elle est capable. Elle en pyjama rose bonbon, lui, en tenue de combattant, masqué, un fusil à la main. Elle prend alors une autre otage par l’épaule, et elles partent toutes les deux vers la liberté.

La lionne d’Israël a été réveillée, et elle ne se laissera plus faire. – Fin de la 54ème journée, 29 novembre 2023, 16 kislev 5784.


* En 1982, lors d’une audition par le Sénat américain, Joe Biden, alors sénateur du Delaware, avait malmené le premier ministre de l’époque Menahem Begin. Il l’avait menacé de couper les subventions américaines s’il n’arrêtait pas sa politique de développement des implantations en Judée Samarie. Begin lui avait répondu : « Ne nous menacez pas de supprimer votre aide. Cela ne marchera pas. Je ne suis pas un !juif aux genoux tremblants. Je suis un Juif fier de ses 3 700 ans d’histoire civilisée. Personne n’est venu à notre secours lorsque nous mourions dans les chambres à gaz et les fours crématoires. Personne ne nous a aidés lorsque nous nous efforcions de créer notre pays. Nous avons payé pour cela. Nous nous sommes battus pour cela. Nous sommes morts pour cela. Nous resterons fidèles à nos principes. Nous les défendrons. Et, si nécessaire, nous mourrons à nouveau pour eux, avec ou sans votre aide.”