Journal d’un civil (53) Le devis

28 novembre

La préparation du déménagement touche (enfin) à sa fin. Les cartons sont prêts, les meubles sont apprêtés : il ne reste plus qu’à. Qu’à quoi ? Qu’à trouver un déménageur.

On a largement le temps : la date butoir est à la fin de la semaine, ce qui, en temps israélien, correspond à trois mois en temps international.

On a demandé à nos amis s’ils connaissaient un gars. En Israël, on ne peut rien faire si on ne connaît pas un gars.

A l’étranger, si on cherche un professionnel, on tape la spécialité et la localité dans un moteur de recherche, on regarde les avis et on passe quelques coups de fils.

Si on fait ça en Israël, on est certain de payer le prix pigeon. C’est-à-dire le prix normal, plus trente pour cent (les bons jours).

La vraie manière de procéder, c’est d’avoir un gars. Un gars qui a été recommandé, et à qui on peut dire « j’appelle de la part du cousin de la nièce de ton beau-père, qui habite en face de chez moi et qui m’a dit que tu étais le meilleur pour réparer les tuyaux de 12 ».

Et là on peut commencer à discuter. Comme m’avait dit une amie quand j’avais fait l’alyah : « en Israël, tour est négociable, et la négociation commence quand on a signé ».

Soit dit en passant, c’est l’une des raisons pour lesquelles les Occidentaux qui se mêlent de vouloir faire la paix au Moyen Orient arrivent avec une conception fausse de la question. Aux USA en particulier, la signature arrive au terme d’une négociation. Tout le monde est d’accord, on signe, et celui qui transgresse a commis une grosse faute.

Ici, la signature est le début du processus : on est d’accord pour négocier. Ensuite on ajustera au fur et à mesure.  (Fin de la parenthèse).

Donc on a plusieurs gars qui nous ont été recommandés pour faire notre déménagement. Pour une fois, c’est un petit chargement : une machine à laver le linge, un canapé, deux sommiers, une étagère et un fauteuil. Plus une quarantaine de boîtes.  Bonus : moins de cinq minutes en camion d’un appartement à l’autre.

Ma femme appelle le premier gars et lui décrit la situation. Il dit oui oui, je vois. – Ça irait dans les combiens ? – 2 200 shekels (540€).

Puis il réfléchit et il ajoute : mais il faut que je voie les affaires. Est-ce que je peux passer ce soir ?

Rendez-vous est donc pris pour 19h.

Vers 19h15, le déménageur arrive. Bonjour, comment ça va, alors c’est pour quoi ? Je commence à lui montrer les affaires, et je le vois qui tire un peu du nez. Il regarde les cartons, il en soulève un, deux, trois. Il dit ah la la, c’est lourd. Qu’est-ce qu’il y a dedans, des livres ?

En l’occurrence il a soulevé les cartons qui contiennent les ustensiles de cuisine, donc, non, pas de livres. Mais il y a d’autres cartons qui contiennent des livres.

Il continue à faire le tour et à répéter, oh la la, tous ces livres, oh la la.

« Tous ces livres », c’est à peine dix pour cent du total, le reste ayant été trimballé par mes soins au cours du mois passé.

Ce qu’il est en train de faire, c’est un numéro bien connu : le numéro du gars qui veut augmenter le prix et qui découvre soudain une raison totalement nouvelle pour demander plus. En l’occurrence : la surprise est totale, un carton pèse un certain poids. Pire : certains pèsent même un poids certains !

On finit le tour du propriétaire, il ouvre des placards au hasard, il demande : et ça ? et ça ? Et les assiettes ? Et le frigo ? Et l’armoire à cuillères ? Je lui explique que non, c’est juste ce que je lui ai montré.

Là, il était en train de faire l’acte II : la découverte qu’il y en a plus que ce qu’il croyait.

Je lui demande : alors, qu’est-ce que tu en penses ?

– Il y a beaucoup de livres. Et les livres c’est très lourd. Il va falloir les mettre dans des plus petits cartons.

On part sur une discussion absolument palpitante sur le problème du petit carton : où le trouver, comment l’acquérir, comment le remplir.

En gros il m’explique qu’il faut que je fasse une partie de son boulot.

Ensuite il me montre son téléphone et m’explique qu’il est très recommandé : il y a des dizaines de messages WhatsApp à me faire lire. D’ailleurs il me les envoie tous, comme ça j’aurais de quoi potasser pendant les longues soirées d’hiver.

Après tout le baratin, le prix arrive : 3 000 shekels (740 €). Soit 800 shekels de plus que ce qu’il avait annoncé à la base, sachant qu’on lui avait décrit à la lettre ce qu’on avait. Augmentation de trente-six pour cent : il aurait eu tort de ne pas venir jeter un œil.

Je négocie un peu, il baisse le prix à 2 800 shekels. Je lui dis que je vais en discuter avec ma femme, et qu’on le recontacte.

La discussion dure deux secondes et demie : c’est non. Deux mille huit cents shekels et il faut refaire les cartons ? Même pas en rêve. Pour comparaison, un couple d’amis avec cinq enfants a déménagé une maison entière : 2 500 shekels.

On essaye un deuxième gars, qu’on nous a recommandé par un autre réseau.

Lui est originaire d’Amérique latine. Il parle hébreu avec un accent merveilleux : en tant que compatriote de langue latine, je le comprends absolument parfaitement.

Il dit : bon, il faut que je voie les meubles, est-ce que vous pouvez m’envoyer des photos ? Le nombre de cartons c’est pas important. Que ça soit quarante ou cinquante, des petits, des grands, des légers, des lourds, c’est tout pareil pour moi.

Je lui envoie des photos des différents meubles pour qu’il se rende compte. Deux heures après, il me renvoie un message : 1 200 shekels (300 €). Bingo. Rendez-vous est pris pour jeudi.


Parallèlement, la négociation avec le hamas via le Qatar et l’Egypte se poursuit. Et ce matin, nous apprenons que la trêve a été prolongée de quarante-huit heures, soit jusqu’à jeudi matin 7 :59.

Le cycle reprend comme les quatre jours précédents. Le hamas envoie une liste, et on procède.

Mais coup de théâtre : à quatorze heures, le hamas a violé le cessez-le-feu. Vers 15h, le porte-parole de l’armée annonce sur Twitter/X : « cette dernière heure, trois engins explosifs ont détoné à côté de nos troupes dans deux endroits différents du nord de Gaza, violant la pause opérationnelle. Plusieurs soldats ont été légèrement blessés lors de ces incidents. Les troupes de Tsahal étaient positionnées selon le cadre de la pause opérationnelle.  Dans l’un des endroits, les terroristes ont également ouvert le feu sur nos troupes, qui ont riposté par le feu. »

Toute la question était de savoir si cet acte allait mettre le cessez-le-feu par terre et remettre en question le cinquième palier de libération d’otages.

Visiblement, non. Vers 18h30, le processus de transfert des otages commence. Il va falloir quelques heures avant qu’on en sache plus. Plus les jours passent, plus l’information semble difficile à obtenir. J’ignore pourquoi.

Un peu avant vingt-et-une heure, on a la confirmation que dix nouveaux otages ont été libérés. Et leurs noms sont :

Ditza Heiman (84 ans), Tamar Metzger (78 ans), Noralin Babadila Agojo (60 ans), Ada Sagi (75 ans), Meirav Tal (54 ans), Rimon Kirsht Buchshtav (36 ans), Ofelia Roitman (77 ans), Gabriela Leimberg (59 ans) et sa fille Mia Leimberg (17 ans), et Clara Marman (62 ans).

Deux otages de nationalité thaïlandaise ont également été libérés. A 21h, on ne connaît pas encore leurs noms. (Le lendemain, la presse, y compris le Bangkok Post, n’a toujours pas communiqué leurs noms).

Aujourd’hui on a également commencé à en savoir plus sur les conditions de détention des otages et sur leur état général, maintenant qu’ils sont à nouveau libres.

Je ne sais pas ce qui est pire : dire, ou ne pas dire. Dire ? C’est écrit en toutes lettres dans la presse, et les témoignages viennent directement des proches. Ne pas dire ? Les actes du hamas doivent être connus. Alors dire ? Mais cela fait 52 jours qu’on a l’impression de crier sans que personne ne nous écoute, et, pour reprendre une expression biblique, on a parfois un peu l’impression d’être la vox clamantis in deserto. [Isaïe 40, 3]

Ce qu’on apprend au compte-goutte est terrible. Ce sont de petites anecdotes qui s’assemblent peu à peu dans nos esprits et qui forment une mosaïque dont on comprend l’image générale avec beaucoup de peine.

Je ne sais pas à quel point le sentiment est rependu dans la population, mais tous les gens autour de moi ressentent la même chose : une détermination qui grandit jour après jour et qui dit que l’heure arrive de finir ce qu’on a commencé. – Fin du cinquante-troisième jour, 28 novembre 2023, 14 kislev 5784.