Journal d’un civil (40) Les poèmes

Ce matin je me réveille trop tôt. Je n’ai pas assez dormi, j’ai mal dormi. J’ai dû arranger l’appartement pour notre première nuit : je me suis couché tard. Ma fille est malade : elle a pleuré une partie de la nuit. Mon fils est lève-tôt : il est allé jouer dans le salon vers cinq heures moins le quart. Moralité : peu importe la quantité de café que je vais ingurgiter, je sais déjà que ça ne sera pas assez.

Que faire quand la journée commence aussi tôt ? J’allume mon téléphone et je me prépare une tasse de cappuccino. Je n’ai pratiquement pas suivi ce qu’il s’est passé hier, aussi je rattrape les nouvelles. La pluie est une des informations importantes de la journée : il semble que sur Gaza elle ait été torrentielle. Elle a des répercussions sur le champ de bataille, sur les soldats, sur les civils gazaouis. Et probablement aussi sur les soldats ennemis.

Une bataille importante semble en cours, celle qui est centrée sur l’hôpital Shifa, à Gaza City. L’hôpital est colossal (1500 lits), mais, d’après les renseignements qu’on nous donne dans la presse, il sert de bouclier au centre de commandement du hamas. Et ce n’est pas le seul hôpital qui est dans ce cas.

Voilà bien une technique de raclure comme le hamas les affectionne. Ils ont reçu des milliards de dollars depuis plus de quinze ans, et qu’en ont-ils fait ? Ils ont construit un réseau de tunnels pour abriter leurs armes et leurs terroristes, et ils ont mis les points stratégiques dans, sous, ou à côté d’écoles, de mosquées et d’hôpitaux.

La bataille est engagée. Il semble qu’il reste des patients dans l’hôpital. Je suis surpris : je croyais que tout le monde avait été évacué et que les Emirats Arabes Unis avaient construit un hôpital temporaire pour les accueillir. Les informations sont tellement morcelées et éparses qu’on a du mal à avoir une image globale de ce qu’il se passe. Je continue à lire les informations.

Ce matin, dans le flux sans répit que je consulte, je vois passer un post différent : un poème. Je le lis de façon un peu distraite, mais voilà que je ressens peu à peu quelque chose de particulier, une certaine tristesse qui m’accompagne depuis des semaines mais qui se faisait discrète, comme si je la contenais pour m’en occuper plus tard. Plus tard, quand tout sera fini, plus tard, quand les otages auront été sauvés, plus tard, quand la paix définitive sera advenue. Cela dure quelques instants, et puis le poème est fini.

Je continue à lire d’autres nouvelles, mais les vers semblent s’être imprimés dans mon esprit. Je retourne en arrière pour le retrouver, pour le lire plus en détail, mais il n’est plus là. Son auteure l’a déjà supprimé. Ce texte, qui avait commencé à ouvrir une porte dans mon esprit a fait trois petits tours de réseau et s’est en allé.

La journée est comme de bien entendu consacrée au déménagement. C’est la dernière ligne droite, il faut rendre l’appartement fin novembre. On prend les pièces une par une et on met les dernières affaires dans les cartons que j’ai achetés hier. Ma femme appelle ça « presser le tube de dentifrice jusqu’à la fin ».

Alors je presse le tube de l’appartement, et j’encartonne jouets, livres et bouteilles de shampoing.

Mais au fil des heures, le poème continue à résonner dans mon esprit. Je regrette de ne pas avoir pu le sauvegarder.

Un peu plus tard, je vais sur Facebook pour consulter la page d’une amie poétesse. Elle est Israélienne, elle écrit en hébreu, et souvent, son mari traduit ensuite en français. On a échangé des nouvelles par WhatsApp depuis le 7 octobre, mais je me demande si elle a pu écrire quelque chose depuis.

Je trouve, au milieu de ses nombreux posts, trois poèmes. Le premier concerne le mot « espoir » en hébreu, le second s’intitule « j’attends », et le troisième « les nombres ».

Eux aussi touchent des endroits de mon être dont je n’avais même plus conscience et qui semblaient anesthésiés par la douleur.

Cette fois, je prends mon carnet et je recopie les poèmes, un par un, vers par vers. J’ai l’impression de mieux les comprendre en étant attentif à chaque mot, à chaque syllabe, à chaque lettre.

Je vois également un poème dont l’auteur n’est pas signalé, un poème sur le deuil. Je le recopie également dans le carnet que j’utilise depuis le 8 octobre pour prendre des notes à la volée. J’y note ce qui est important, et ces poèmes sont les premiers textes que je retranscris en entier.

Je parlais il y a quelques jours de la difficulté de lire et d’étudier. Il y aussi, pour nous, gens de lettres, de plumes et de mots, la difficulté d’écrire. Pour deux raisons. La première, c’est qu’on est submergé par l’événement, et que mettre les mots sur le papier est parfois difficile. Tout est trop fort : l’émotion, les images, les informations. On a l’impression d’avoir les sens saturés de bruit, de fureur et de violence. Rien de tout cela n’est propice à la création.

La seconde raison est la sidération que nous sommes, je crois, beaucoup à continuer de ressentir. Face à cet événement, face à cette horreur dont nous découvrons les couches successives jour après jour, tout paraît dérisoire. Ecrire ? Composer ? Dessiner ? A quoi bon ?

Cet abattement qui touche beaucoup de créateurs est tellement fort que prendre un stylo, un clavier ou n’importe quel outil, demande une force intérieure colossale. Il nécessite de surmonter la tristesse, le désespoir, la colère, et leur cortège de feu et de pleurs. La tentation de renoncer est suprême : on doute en permanence. Face à cette horreur, pour quoi faire ? Que sont nos mots ? Que sont nos idées ? Que sont nos histoires ? Quelle vanité que nos efforts d’écrivaillons.

C’est dans ces moments que l’essai de C. S. Lewis (Learning in wartime, 1939) me porte. Il m’interpelle à travers les temps. Il me tance : crois-tu que ta génération soit si spéciale ? Penses-tu qu’il y ait eu dans le monde, un seul siècle qui fut au repos ? Pour paraphraser la fin de son essai : si l’humanité avait attendu le calme pour écrire, elle n’aurait jamais commencé.

Alors il faut écrire. Prendre le clavier, le stylo, le crayon, et écrire, pour donner à voir, pour donner à penser, pour donner à ressentir.

Il y a parfois, chez certains écrivains, comme chez certains professeurs, une certaine morgue qui consiste à dire que la littérature ne sert à rien. C’est souvent dit d’un ton badin, pour se donner des airs. Mais aujourd’hui, des poèmes écrits par des poétesses qui trouvent en elle la force de porter la plume dans le réel, en dépit du réel, me montrent l’inverse. Leurs poèmes m’aident à vivre. Et ils m’aident à aller dans des coins de mon être que je n’avais pas ressenti depuis des semaines. Quelle meilleure pharmacopée ? – fin de la 40ème journée, 15 novembre 2023, 2 Kislev 5784.